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se trouve placé d’une si singulière façon au seuil même de la régence. C’était en 1715. Le duc d’Orléans, après avoir démonté pièce à pièce la vieille cour et détruit d’avance le pouvoir des bâtards, faisait casser par le parlement le testament de Louis XIV le lendemain même de la mort du grand roi ; après avoir écrit ce testament sous la dictée du monarque, le président Voisin aidait à le détruire ; tout respect pour la monarchie et l’hérédité tombait à la fois, et une scène digne de Gil Blas se jouait sur le grand théâtre de la politique. Alors brilla au milieu de cette société ardente et frivole cet Anglais devenu l’amant de Mme de Tencin après tant d’autres et avant tant d’autres, homme bien autrement énergique et impétueux que tout ce qui l’environnait. C’était Bolingbroke.

Il s’était échappé de Londres exactement comme le dandy Brummell ; mais l’exil de Bolingbroke avait des causes élevées, si ce n’est honorables. Il savait que les whigs l’abhorraient, que le rigorisme calviniste exécrait ses débauches, que George II, qui venait de monter sur le trône, ne ménagerait pas le premier ministre des tories, et qu’il y allait de sa tête. Un soir, il parut à l’Opéra, plus brillant que jamais, demanda pour le lendemain, selon l’usage des grands seigneurs, une représentation à sa convenance, et partit pour la France, « avec une grande perruque sans poudre, » et sous la livrée d’un valet de chambre français. Il arrachait aux calvinistes la proie dont ils étaient le plus avides, leur vengeance contre l’homme du pouvoir, contre l’écrivain blasphémateur, le voluptueux et l’homme à la mode.

On a trop vanté le style de Bolingbroke, style pâteux et facile, emphatique et inégal, assez semblable à la prose indécise de Mirabeau fils, style qui réclame l’influence personnelle, qui veut être parlé, non écrit. Ce qui plaisait dans ses livres et sa conversation, à cette époque d’ennui moral et de reconstruction ardemment pressentie, c’était une raison hautaine qui appelait à son tribunal toutes les traditions et les autorités. Aussi effrayait-il profondément les hommes de l’église anglicane. Les puritains, qui l’avaient élevé, auxquels il appartenait par sa naissance, lui avaient appris cette audace du jugement personnel, cet isolement orgueilleux de la raison. L’arme une fois trempée, il l’avait tournée contre ses instituteurs.

Par ses ancêtres et sa jeunesse, il tenait à la race des partisans de Cromwell, et comme ses passions avaient trouvé en eux des ennemis et des accusateurs, il les avait haïs comme il savait haïr : il était devenu tory. Ainsi s’explique ce caractère singulier que toute discipline révoltait pour lui-même, et qui voulait fonder ou assurer