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croissant dans l’empire ; la morale primitive des anciens sages ne suffisait plus à l’esprit d’un peuple plus policé ; elle ne pouvait plus maîtriser les cœurs excités par le luxe, avides de nouveautés, amollis par le spectacle d’une cour où abondaient les femmes et les eunuques. L’amour des lettres, de la littérature proprement dite, que les maîtres de la Chine développaient dans tout l’empire et jusque chez les peuples conquis, par l’établissement d’une foule de collèges et de gymnases, indiquait une ère de splendeur qui portait avec elle les symptômes d’une décadence prochaine. Ce fut alors qu’on vit paraître comme un prodige la lettrée Pan-Hoeï, dont la vie est tout un gracieux roman. Cette femme savante appelée à la cour, « maîtresse de l’épouse du monarque, dit Amyot, le fut bientôt aussi de presque toutes les dames de sa suite, et ces lieux où l’on ne s’occupait auparavant que de parures et de bijoux, où l’on ne s’entretenait que de petites intrigues de femmes et d’eunuques, se trouvèrent changés en une espèce d’académie. Il ne se passait pas de jour que l’on ne discutât quelque matière de littérature, ou qu’on n’y produisît quelque petite pièce d’éloquence et de poésie. L’empereur et l’impératrice donnaient l’exemple, et la grande dame jugeait en dernier ressort[1]. »

Tandis que l’empereur Ho-ty (de 89 à 106 de notre ère) présidait dans le harem une académie littéraire, le général Pan-Tchao, envoyé par son prédécesseur pour soumettre les régions du nord-ouest, étendait ses conquêtes jusqu’à la mer Caspienne. Un instant même, assure-t-on, ce grand capitaine eut l’idée d’aller attaquer les Romains, car il n’y avait guère alors que trois puissances dans le monde : Rome à l’occident, la Chine à l’orient, au centre l’empire éphémère des Parthes. Mais les deux peuples placés aux deux extrémités du globe ne se rencontrèrent pas ; après s’être un moment aperçus de loin, comme deux vaisseaux sur l’océan, ils continuèrent leur route et suivirent la pente de leur destinée.

Certes, il fallait qu’il se fit un grand silence parmi les peuples intermédiaires pour que les Chinois entendissent le bruit des armes romaines ; mais en se développant dans cette direction, en s’allongeant vers l’ouest, le céleste empire soulevait, éveillait dans leur sommeil bien des nations qui plus tard devaient avoir leur rôle. Les conquêtes rapides amènent des revers après elles, pour peu que l’élan s’arrête au lieu de se soutenir ; c’est ce qui arriva. Au sein même de cette prospérité extraordinaire, Ho-ty avait préparé la ruine de sa dynastie, et

  1. Mémoires sur les Chinois, t. III, p. 361.