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une ère nouvelle, qu’il prodigue aux philosophes du dernier siècle le nom de saint, et se complaît à parler de la sainteté de notre temps ; M. Michelet écrivait, il y a quelques années, que, depuis que le christianisme s’est affaibli dans la société moderne, la liberté morale est en souffrance. Il disait alors :


« Certainement la moralité est plus éclairée aujourd’hui ; est-elle plus forte ?… Je crains qu’en prenant un si juste sentiment de ses droits, l’homme n’ait perdu quelque chose du sentiment de ses devoirs… La notion du libre arbitre et de la responsabilité morale semble s’obscurcir chaque jour[1]. »


La formule de notre époque était alors pour M. Michelet le mot sinistre que le poète a inscrit de sa plume de bronze sur la vieille cathédrale : Λναγχη. Et l’historien attristé exhalait sa douleur en ces pathétiques accens :


« Ainsi vacille la pauvre petite lumière de la liberté morale. Et cependant la tempête des opinions, le vent de la passion, soufflent des quatre coins du monde… Elle brûle, elle, veuve et solitaire ; chaque jour, chaque heure, elle scintille plus faiblement. Si faiblement scintille-t-elle que dans certains momens je crois, comme celui qui se perdit aux catacombes, sentir déjà les ténèbres et la froide nuit… Peut-elle manquer ? jamais sans doute. Nous avons besoin de le croire et de nous le dire, sans quoi nous tomberions de découragement. Elle éteinte, grand Dieu ! préservez-nous de vivre ici-bas[2]. »


Sans vouloir abuser de ce passage, nous demanderons à M. Michelet comment il se peut faire que depuis dix ans une époque d’abaissement pour la liberté morale soit devenue une époque de sainteté ; nous dirons que ni l’histoire, ni la science, ne s’accommodent de ces exagérations, et que la nature des choses ne dépend pas de la fantaisie d’un poète, tantôt plongé dans la mélancolie, et tantôt aiguillonné par la colère : nous dirons qu’il est également déraisonnable de représenter le moyen-âge et les temps modernes, aujourd’hui comme l’abaissement, demain comme le triomphe de la liberté morale ; qu’au moyen-âge la moralité n’était pas aussi forte qu’on pourrait croire, et que le nom de saint y a été un peu prodigué, mais que ce n’est pas une raison pour en gratifier de notre temps, d’une manière qui fait sourire les gens sérieux, Voltaire et Rousseau, lesquels, pour être de grands esprits et de grands serviteurs du genre humain, n’en ressemblent pas davantage à des héros de sainteté ; enfin qu’il est incontestable

  1. Histoire de France, t. II, p. 622 et suiv.
  2. Histoire de France, II, 622.