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garni de tertres verts et de colonnettes, où la vigne-vierge se marie au cyprès, le lierre au saule, bien sablé, bien propret, bien passé au rateau ; mais hélas ! quelle différence entre la morne tristesse de ces lieux et la grave mélancolie du Königstein, berçant aux bruits du gouffre et de la tempête ses morts robustes tombés sains d’esprit et de corps sous la main fatale du temps. — Qui pare donc ces tombes ? demandai-je au concierge ; qui donc arrose et cultive les fleurs de ce jardinet ? — Un autre fou, me répondit celui-ci, du reste excellent diable, pourvu qu’on respecte sa manie d’horticulteur et qu’on n’aille pas dégrader ses plates-bandes ; un fou à qui du moins le cœur est resté et qui passe son temps à couvrir de fleurs les tombes de ses compagnons. — Et ce brave homme est-il ici ? ne pouvons-nous le voir ?

À ces mots, le concierge, avisant un individu en veste grise qui bêchait la terre à quelque distance, se mit à lui crier d’un ton moqueur : — Holà ! hé ! monsieur le Messie !

Le jardinier de Sonnenstein interrompit son ouvrage et vint à nous. C’était un jeune homme de vingt-quatre ans environ, d’une physionomie mélancolique et douce. Il nous tendit, en approchant, sa main brunie par le soleil, et nous complimenta dans le dialecte de la Basse-Saxe. Mon compagnon de voyage voulut d’abord lier conversation avec lui ; mais presque aussitôt le fou lui coupa la parole en s’écriant : Vous êtes étranger ! Puis, avec une singulière volubilité d’élocution et tous les signes d’une exaltation croissante : — Parlez plus haut, poursuivit-il ; parlez plus haut, car les esprits de l’enfer font un tel tapage à mes oreilles, que je n’entends pas. Mais, patience, avant peu je les précipiterai de nouveau dans l’abîme, et j’en aurai raison ; et lorsque j’ai vu que le bon Dieu et le diable s’entêtaient à ne pas vouloir se réconcilier, j’ai pris le bon Dieu d’une main et le diable de l’autre, et je vous les ai bravement roués de coups l’un avec l’autre. — Le bon Dieu aussi ? demandai-je en souriant. — Oui, sans doute, le bon Dieu ; pourquoi pas ? Et, s’animant de nouveau : Lui et tous ses fous de ministres, et tous ses mauvais généraux, je les ai traînés sur le Konigstein et précipités en masse chacun dans son enfer, car chaque homme, ajouta-t-il avec un accent d’indicible tristesse, chacun de nous a son enfer !

Nous en restâmes là de cette conversation, qui aurait pu nous mener loin. Comme nous allions sortir, je détournai la tête, et j’aperçus l’horticulteur extatique qui s’était remis à l’œuvre et travaillait à ses fleurs le plus paisiblement du monde.

Nous avions atteint, comme je l’ai dit, le terme de notre excursion, et désormais nous n’avions qu’à revenir sur nos pas. Ici s’arrêtent