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Ce puits est le résultat de quarante ans de labeurs et d’efforts. Il a fallu quarante ans d’une lutte obstinée avec la matière pour découvrir la veine humide et jaillissante enfouie sous les cavernes granitiques. Je comptai à mon pouls cent vingt pulsations avant qu’une pierre jetée de l’orifice eût touché au fond. L’eau de ce puits, d’une limpidité de cristal de roche, est fraîche et agréable au goût. Était-ce le hasard du moment ou bien une disposition particulière, je l’ignore ; mais la vue qu’on embrasse de cet endroit me parut plus belle encore que celle dont nous avions joui du haut du bastion et du Winterberg. Au pied de la citadelle coulait l’Elbe, courbant et repliant ses mille anneaux, qui miroitaient au soleil comme les écailles d’une immense couleuvre. Laissant à notre gauche la petite ville de Königstein, nous apercevions au-delà de riches moissons dont les prairies environnantes encadraient d’un cercle vert l’or jaunissant ; de l’autre côté du fleuve, c’étaient le phare de la Suisse saxonne, le Lilienstein ; plus loin, le Roenstein et le Zerkelstein nageant dans des flots de clarté, puis enfin, à l’horizon, la brume des montagnes se confondant au bleu pâle du ciel. J’oubliais de dire qu’à quelques pas de nous, et sur la lisière même de l’abîme, s’étendait le petit cimetière de la forteresse. Ce petit champ semé de croix et suspendu ainsi entre le ciel et l’abîme donnait à ce tableau d’une magnificence intraduisible je ne sais quelle teinte mélancolique faite pour en augmenter encore le charme et l’intérêt. Il y a dans ces sépultures, perdues comme un nid d’aigle sur le pic d’un roc, une idée d’élévation qui sied à l’homme, plus près de Dieu peut-être, plus en pleine nature que dans ces étroites enceintes où la mort parque ses troupeaux. L’isolement au sein de la nature donne à la tombe un caractère d’austérité que le voisinage des hommes lui fait perdre. M. de Châteaubriand pensait-il autrement lorsqu’il choisit lui-même pour y dormir après sa mort une de ces roches sauvages dont se hérisse la grève si pittoresque de Saint-Malo ? — Le Pagenbette (lit du page) est un pic large environ comme une table ordinaire, mais qui doit faire un assez mauvais lit de repos, à n’en juger que par sa pente si rapide du côté de l’abîme. On raconte qu’en 1765 un page de l’électeur Jean-George III ayant vidé plus d’un flacon de Rudesheimer dans un gala de la cour, s’endormit à cette place pour y cuver son vin à l’aise. Le prince, apercevant le jeune fou ainsi couché tout de son long, ordonna qu’on lui passât des lanières autour du corps, de façon à le préserver d’une chute mortelle dans le cas où il s’éveillerait en sursaut. Le page ayant continué à dormir du sommeil bienheureux dont on dort au bord d’un abîme, Jean-George fit venir ses musiciens, eux