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il détestait par dessus tout l’esprit d’intrigue et de persécution de la Société, mais il était un partisan assez tiède de la grace janséniste. Son historien garde un silence officieux sur sa conduite dans l’affaire du formulaire. La vérité est qu’il y joua un grand rôle, qu’il tint tête à Pascal et à Domat[1], et encouragea fortement Arnauld dans sa résistance aux folies héroïques où Pascal voulait entraîner Port-Royal. Aussi, dès ce moment, Nicole devint suspect au parti. Après avoir suivi Arnauld dans l’exil, il se lassa vite de la vie d’émigré, et finit même par se prononcer contre la grace particulière en faveur de la grace universelle. C’était à peu près désavouer le jansénisme.

Arnauld était à la fois et plus janséniste et plus philosophe que Nicole, et il demeura l’un et l’autre, avec une constance égale, jusqu’à la fin de sa longue carrière.

En mesurant cette carrière déjà si grande, on peut juger par ce qu’a fait Arnauld ce qu’il aurait pu faire en de meilleures circonstances, et sans la fatale rencontre qui égara d’abord sa destinée. C’est Saint-Cyran qui perdit Port-Royal, en y mettant une doctrine particulière ; c’est Saint-Cyran qui perdit Arnauld, en le détournant des grandes voies de l’église gallicane pour le jeter dans un sentier environné de précipices. La nature l’avait fait pour être l’égal de Bossuet, l’éloquence à part bien entendu, et il n’a été qu’un chef de parti. Il avait reçu tous les attributs du génie, la simplicité, la force, la grandeur, l’étendue, avec une facilité et une fécondité inépuisables. L’invention lui manquait un peu, comme à Bossuet ; mais, comme Bossuet aussi, il la remplaçait par une rectitude presque infaillible. Dans sa jeunesse, il avait fait des études profondes d’où pouvait sortir un grand géomètre[2], un grand théologien et un grand philosophe. Il possédait même plusieurs parties du grand écrivain, un ordre sévère, une clarté éminente ; point d’imagination, il est vrai, mais de l’esprit et de l’ame, souvent même de beaux mouvemens. Tant et de si rares qualités ont avorté, ou du moins n’ont pas porté tous leurs fruits, faute d’une culture réglée et paisible. Sans cesse occupé à diriger un parti, s’oubliant lui-même, dédaignant la

  1. Un manuscrit de la bibliothèque Mazarine, que nous avons souvent cité dans nos Pensées de Pascal et dans Jacqueline, contient diverses réponses inédites de Nicole à Domat et à Pascal lui-même.
  2. Les Élémens de Géométrie de Port-Royal sont de la main d’Arnauld, et ont servi de fondement et de modèle à tous les ouvrages de ce genre. Voyez dans la Vie d’Arnauld, p. 93, de précieux détails sur ces Élémens, qui avaient été composés pour réparer les défauts d’un travail semblable entrepris par Pascal. Leibnitz parle quelque part du rare talent d’Arnauld pour les mathématiques.