Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/352

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’impression que la vue de ce grand monde forme naturellement dans tous les hommes, qu’il y a un Dieu qui en est l’auteur, ils ne sauraient l’étouffer entièrement ; tant elle a des racines fortes et profondes dans notre esprit. Il ne faut pas se forcer pour s’y rendre, mais il faut se faire violence pour la contredire… La raison n’a qu’à suivre son instinct naturel pour se persuader qu’il y a un Dieu. » Un peu plus tard, en 1671, dans le premier volume des Essais, au traité de la faiblesse de l’homme, Nicole parle de Descartes en des termes qui contrastent fort avec ceux de Pascal et de Sacy : « On avait philosophé trois mille ans durant sur divers principes. Il s’élève dans un coin de la terre un homme qui change toute la face de la philosophie, et qui prétend faire voir que tous ceux qui sont venus avant lui n’ont rien entendu dans les principes de la nature. Et ce ne sont pas seulement de vaines promesses ; car il faut avouer que le nouveau venu donne puis de lumières sur la connaissance des choses naturelles, que tous les autres ensemble n’en avaient donné. » Sans doute, quand des théologiens étourdis appliquèrent à tort et à travers le cartésianisme à l’explication des saints mystères, entre autres de l’Eucharistie, Nicole, comme Arnauld, comme Bossuet lui-même, poussa un cri d’alarme[1] dans le sein de ses amis ; mais il n’en demeura pas moins publiquement fidèle aux principes de toute sa vie. On conçoit donc que, dans la révision des Pensées manuscrites de Pascal, il ait fortement appuyé l’avis d’Arnauld de retrancher les superbes insultes partout adressées à Descartes et à la raison naturelle, et d’effacer le plus possible le scepticisme qui domine dans les Pensées. Et encore, malgré tant de suppressions, malgré tous les adoucissemens et même les changemens pratiqués, jamais les Pensées ne plurent à Nicole. Autant il admire et travaille à répandre les Provinciales, autant il reste froid à l’égard des Pensées, interprète en cela du sentiment unanime de ses plus illustres contemporains. J’ai déjà fait la remarque[2] qu’au XVIIe siècle nul philosophe, nul théologien célèbre n’a loué ni même cité les Pensées. On cherche en vain un seul mot sur ce livre dans Fénelon, dans Malebranche, dans Bossuet, et même dans l’immense correspondance d’Arnauld. Pour Nicole, il dissimulait assez

  1. Nicole, Essais, tome VIII, lettres 82, 83, 84. Arnauld, lettre du 18 octobre 1669. Œuvres complètes, t. Ier, p. 670. Bossuet, Lettre à un disciple du Père Malebranche. Bossuet est celui des trois qui se laissa le moins entraîner à l’humeur bien naturelle que donnent aux amis éclairés d’une bonne cause les excès qui se commettent en son nom.
  2. Voyez nos Pensées de Pascal, avant-propos.