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donnait aussi des vivres. Nous prenions tout. On nous envoyait des vêtemens, des lits, du pain, de la viande… Le roi de Prusse voulait même nous envoyer ses troupes. » Or, quand M. Heine a entendu jusqu’au bout ses concitoyens, il les harangue à sa façon : « Bonnes gens, rebâtissez vos maisons ; mais prenez garde, votre cuisine se gâte. Nous salez trop votre soupe, et vos carpes sont mal apprêtées, etc. »

Mais il est temps d’arriver au dénoûment (s’il y en a un) de ce bizarre et joyeux imbroglio, car, après tant de caprices, après tant de satires ingénieuses, de plaisanteries souvent mêlées, de fantaisies brillantes, étincelantes, nous sommes impatiens d’apprendre quel sera le dernier mot du poète et s’il saura conclure. Or, dans les derniers chapitres, nous assistons avec lui à un souper chez M. Julius Campe, son éditeur. M. Campe est le libraire par excellence de l’Allemagne du nord, comme M. Cotta est le libraire de l’Allemagne du midi. M. Campe, dans sa ville libre, est l’éditeur de la jeune Allemagne, l’éditeur de Louis Boerne, de M. Heine, de M. Wienbarg ; il est bien juste qu’il joue un rôle dans le poème de son spirituel protégé. Le souper est joyeux, animé, et le poète exprime plaisamment son bonheur.


« Je mangeai et bus de bon appétit, et pensai au fond de mon cœur : « Campe est vraiment un grand homme ; c’est la fleur des éditeurs !

« Un autre éditeur m’eût peut-être laissé mourir de faim ; mais lui m’a donné même à boire. Je ne l’oublierai jamais.

« Je remercie Dieu dans le ciel, qui a créé la liqueur de la vigne et m’a donné pour éditeur Julius Campe. »


Après le souper, après les bruyantes causeries, l’auteur, animé par le vin du Rhin, s’en va cherchant sa porte à travers les rues mal éclairées. Au coin d’un carrefour, une femme l’arrête ; elle est grande, et vêtue d’une longue tunique blanche. Je supprime plusieurs détails fâcheux ; M. Heine installerait volontiers les muses là on les conduisait Regnier. Cette femme, c’est Hammonia, la déesse protectrice d’Hambourg ; elle dit au poète de la suivre et monte dans sa mansarde. Là, avant de lui donner ses conseils, avant de lui communiquer ses inspirations, elle commence par lui exprimer ses sympathies enthousiastes, par lui dire quelles glorieuses espérances elle a fondées sur son génie. M. Heine se met en scène sans façon, et je remarque que c’est un des endroits les plus sérieux de son livre. J’en suis fâché, je l’avoue. Le spirituel humoriste a commis là un oubli sans excuse. Après avoir tant raillé ses confrères, il eût été piquant qu’il songeât à