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différens groupes politiques ne pouvaient pas davantage se rendre compte de ses contradictions bizarres, de ses évolutions imprévues. Ce n’est pas tout : à ces continuelles fantaisies d’une imagination trop pétulante ajoutez (piquant et singulier contraste !) les ruses, les finesses, les expédiens très spirituels d’un écrivain diplomate qui soigne sa gloire avec une sollicitude parfaite, qui se ménage, sinon des amis, du moins des alliés (alliés d’un jour, d’une heure, qu’importe ?), qui vous environne, vous enveloppe, et moitié riant, moitié sérieux, vous empêche de savoir si vous devez lui tendre on lui retirer votre main, qui écrivait hier dans les Annales de Halle, aujourd’hui dans la Gazette d’Augsbourg, tout cela sans trahison, je veux le croire, et seulement par la naturelle vivacité de cette chose légère qu’on appelle un poète, un dilettante, un humoriste ; ajoutez, dis-je, à la nature prompte et ailée de sa muse cette diplomatie de tous les instans, et vous saurez pourquoi ses compatriotes sont souvent si embarrassés quand il s’agit de marquer sa place.

M. Heine a dû s’en préoccuper plus d’une fois. Ces idées lui sont venues surtout le jour où il célébrait à sa manière la forêt de Teutobourg, et je les trouve gaiement exprimées dans le chant qui suit. Quoi donc ? oser railler les souvenirs de la vieille Allemagne, quand tous les poètes politiques s’efforcent de réveiller l’esprit altier de ces grandes époques où la Germanie était une et vigoureuse ! Que diront ses confrères ? que diront M. Dingelstedt, M. Prutz, M. Herwegh ? Ils diront : Qui es-tu enfin ? es-tu des nôtres ou du camp ennemi ? es-tu chien ? es-tu loup ? Voilà, j’imagine, à quoi songeait notre voyageur, quand tout à coup, au milieu de la forêt, la chaise de poste craque, l’essieu se brise, il faut s’arrêter. Tandis que le postillon court au village voisin, le poète s’enfonce dans la forêt. La nuit est profonde. Il fait quelques pas sous les arbres, et soudain de longs hurlemens retentissent autour de lui. Ce sont les loups affamés, leurs yeux flamboient dans l’ombre. — Certainement, dit le poète, ils avaient su que je devais passer par là ; c’est pour moi qu’ils illuminaient la forêt, c’est pour moi qu’ils chantaient en chœur. Je pris donc une pose convenable et m’exprimai ainsi d’une voix émue :


« Frères loups, je suis heureux de me trouver aujourd’hui dans cette assemblée où tant de nobles cœurs viennent hurler au-devant de moi avec amour.

« Ce que j’éprouve en ce moment est inexprimable. Ah ! cette heure si belle demeurera éternellement dans mon souvenir.