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« Mais voyez ! voyez, à la clarté de la lune, ce colossal compagnon qui se dresse tout noir et tout endiablé ! C’est le dôme de Cologne.

« Il devait être la bastille de l’esprit, et les rusés papistes pensaient : dans cette prison de géant se consumera le génie de l’Allemagne.

« Alors vint Luther, et il jeta son grand cri : Halte ! Depuis ce jour, la construction du dôme est abandonnée.

« On ne l’achèvera pas, et cela est bien. Ainsi inachevé, c’est le monument de la force de l’Allemagne et de sa mission protestante.

« Pauvres sots du Domverein, vous voulez de vos faibles mains continuer l’œuvre interrompue ! vous voulez achever la vieille prison !

« . Ah ! pauvres fous, vous aurez beau faire la quête, vous aurez beau mendier chez les hérétiques et même chez les juifs, tout cela ne servira de rien.

« Le grand Franz Liszt jouera bien inutilement sa musique au bénéfice du dôme, et un roi plein de talent y perdra ses déclamations.

« On ne l’achèvera pas, le dôme de Cologne, quoique les sots de la Souabe aient envoyé pour la construction tout un vaisseau rempli de pierres.

« On ne l’achèvera pas, malgré les cris des corbeaux et des hiboux qui regrettent la nuit du passé et nichent dans les hautes tours des églises.

« Un jour même viendra où, loin de l’achever, on fera de la nef une écurie. »


Je m’arrête, et peut-être ai-je déjà trop soulevé le voile. De toutes les surprises que M. Heine nous ménage si plaisamment à chaque pas, celle-là est assurément la plus imprévue. Il lui a fallu une véritable audace pour affronter si décidément toutes les colères que cette page va soulever dans son pays. Ulric de Hutten a tiré l’épée contre Hochstraten et M. Menzel : les hommes obscurs vont reprendre leur correspondance et n’épargneront pas le hardi poète. Pour nous, qui pouvons juger M. Heine sans passion, que dire ? Le faut-il blâmer d’avoir ainsi offensé les souvenirs et les affections de tout un peuple ? Mais, je l’avoue, on ne nous a guère disposés en ce moment à nous enthousiasmer pour les cathédrales. Il m’est impossible d’oublier qu’en Allemagne, comme chez nous, en réhabilitant le moyen-âge, on a servi la cause des hommes du passé, sous quelque nom qu’ils se cachent. Le poète fait bien d’avertir son peuple. S’il le voit se prendre d’une admiration sentimentale pour ces siècles condamnés et que l’on voudrait faire revivre, c’est son droit de le mettre en garde contre les pieuses affections dont il sera dupe ; c’est son devoir de le ramener à un sentiment plus sévère de la réalité. Sous la folle gaieté de ses paroles, sa pensée est sérieuse, et je l’accepte. Seulement, la forme de ces avertissemens, dira-t-on, est irrespectueuse et cruelle. Mon Dieu ! oui, le bien et le mal se rencontrent sans cesse dans les vers de