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blessés ; il lui a fallu une singulière adresse pour nous ramener avec confiance dans ces premiers sentiers où sa muse, à vingt ans, nous charmait par des graces toutes neuves. Qui aurait cru que l’auteur de tant de pamphlets sans pitié nous persuaderait, une heure seulement, de la sincérité de sa passion, et qu’on se laisserait prendre à ses chants comme à des mélodies de Schubert ? Il a gagné sa gageure. Trompés une fois, l’avertissement ne nous a pas suffi. Nous nous sommes laissé ravir par cette harmonieuse parole, et le poète va nous abandonner comme autrefois. L’abandon sera plus cruel encore que dans le Livre des Chants, l’ironie sera plus poignante et plus douloureuse. Dans ce premier recueil de M. Heine, après les douces cantilènes du commencement, quand l’auteur brisait les fleurs qu’il venait de cueillir, la poésie pourtant ne lui faisait pas défaut. Une véritable inspiration lyrique animait ces pages désolantes ; ce rire n’avait rien de vulgaire, et la raillerie atteignait souvent des proportions gigantesques. On eût dit l’ironie de Manfred, de Manfred enivré, et se livrant dans l’orgie à je ne sais quelle gaieté formidable. La transition était brusque, je le sais bien ; mais cependant la muse était là qui nous conduisait elle-même, et l’on passait, sans trop de répugnance, des calmes prairies embaumées aux tristes bruyères sauvages où s’établissait le jeune poète. Ici, au contraire, dans les Poésies nouvelles, quel contraste entre ces premiers vers et ceux qui vont suivre ! L’auteur fera succéder à la plus ravissante poésie toutes les trivialités d’une inspiration prosaïque. Nous nous égarions tout à l’heure avec M. Heine dans les frais sentiers des prairies de l’Allemagne. L’auteur avait évoqué à dessein les plus gracieuses images de cette fantaisie qui fleurit si naturellement dans les prés de la Souabe et de la Thuringe. Sous ses pas, à la voix de l’enchanteur, la rosée brillait en tremblant sur les petites fleurs bleues du sillon, l’oiseau chantait, le rossignol, amoureux de la rose, s’arrêtait pour écouter le rêveur égaré, et bientôt son doux secret, répété de branche en branche, réjouissait tous les hôtes de la forêt. Nous aussi, nous le suivions innocemment ; mais voilà qu’au détour du sentier, M. Heine nous conduit brusquement dans sa mansarde. Nous ne sommes plus en Thuringe ; les fenêtres du poète s’ouvrent, s’il vous plaît, sur la rue Poissonnière. O jeune belle qui vous promeniez çà et là dans ses vers, pourquoi avions-nous l’oreille trop fine, comme dit M. Heine ? Pourquoi votre sourire et votre voix nous ont-ils troublés ? Voici venir à côté de vous, le pied leste, le regard effronté, Angélique, Emma, Clarisse, toute une troupe joviale de créatures vulgaires.