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plus appropriée au monde réel, plus soucieuse des intérêts présens, mais ne la répudiez pas. Il faudra toujours qu’une pensée élevée dirige ces intelligences ; sans cette lumière, elles trébucheront misérablement. Le génie allemand ne ressemble pas au génie de la France, lequel, dans de suprêmes occasions, au milieu de la ruine de ses croyances, sait trouver en lui des ressources inattendues, et réparer miraculeusement toutes ses brèches. Une telle promptitude de cœur, un sens si droit et si résolu, un si ferme esprit de conduite, n’appartiennent point aux nations germaniques, et ce sera toujours pour elles une grande imprudence de s’aventurer trop follement. On peut parler ainsi sans faire injure à un grand peuple, car c’est peut-être une vertu, après tout, de ne savoir se passer de croyances profondes. Depuis que ce guide lui a manqué, l’Allemagne s’en va au hasard, sans but, sans volonté sérieuse, prenant le bruit qu’elle fait pour un signe de force, et s’amusant à de vaines équipées au lieu d’affronter vigoureusement les épreuves décisives qui l’attendent. Voilà pourquoi je dis qu’elle subit encore, à son insu, cette condition philosophique dont elle se croit délivrée comme d’un mal, et qui est sa nature même.

Je voudrais résumer rapidement tout ce qui s’est passé depuis le commencement de cette révolution jusqu’au point où nous en sommes. C’est une histoire qui se fait sous nos yeux, mais la confusion de la mêlée nous empêche d’apercevoir distinctement les différens groupes.

On sait quelle était l’autorité de la philosophie de Hegel, combien elle avait subjugué de hautes intelligences, comme elle régnait enfin sur presque toute l’Allemagne. Jamais l’empire d’une doctrine n’avait été plus fortement établi. Hegel résumait tous les travaux de la métaphysique allemande, comme Goethe représentait toute la poésie depuis Klopstock. Cette haute poésie d’un côté, de l’autre les systèmes souverains des penseurs formèrent, pendant quelque temps, comme une patrie spirituelle où les peuples germaniques, séparés ici-bas, pouvaient enfin se rencontrer. L’unité de l’Allemagne était fondée dans l’esprit ; seulement, il fallait faire passer cette unité dans le monde réel : il fallait aussi entrer dans la vie active, après avoir épuisé tous les degrés de la contemplation. Alors parut une littérature légère, frivole, sémillante, qui prit sa gracieuse frivolité pour un témoignage de hardiesse sociale et s’en promit les plus heureux résultats. On donna à cette école le nom de jeune Allemagne, et ce jeu singulier dura quelques années avec des alternatives de succès et de défaites que j’ai racontées ici. Cependant, tandis que la poésie de la précédente période était ainsi réduite en poussière, la haute philosophie de