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dans le ciel. Six musiciens postés sur une estrade, et faisant de leur mieux, animaient aux plaisirs du bal des groupes de jeunes filles et de gros garçons joufflus, à moitié ivres, et qui, tombant de lassitude, se trémoussaient machinalement sur leurs jambes. Cela durait ainsi depuis trois jours et trois nuits pendant lesquels les six pauvres diables de musiciens n’avaient pas bougé de leurs sièges, raclant et soufflant : de toute la force de leurs bras et de leurs poumons, et ne s’interrompant dans leur exercice que pour avaler à longs traits d’amples coupes d’étain pleines jusqu’au bord d’eau-de-vie fermentée, dont la sollicitude intéressée des convives n’avait garde de les laisser manquer. Il pouvait donc y avoir soixante-dix à soixante-douze heures que ces braves gens s’escrimaient sur leurs tréteaux, buvant lorsqu’ils ne jouaient pas, et passant à jouer tout le temps qu’ils ne mettaient pas à boire.

En quittant Rotthenwald le lendemain, nous nous dirigeâmes vers le Hockstein, des sommets duquel vous voyez se découper si lestement la jolie petite ville et le délicieux château de Hohestein. Ensuite nous commençâmes à grimper dans l’intérieur de la montagne ; — cette roche, haute de cinq cents pieds, est creusée et praticable presque dans toute son élévation. Je voudrais pouvoir exprimer ici le sentiment étrange qu’on éprouve en mettant le pied dans ces abîmes souterrains où règne un crépuscule éternel, où vous n’entendez avec le bruit de vos pas que le murmure monotone des gouttes de cristal que le granit distille et qui creusent le sol en tombant, intarissables gouttes d’eau qui sont comme les larmes religieuses et cachées de cette grande douleur de la nature, dont les gémissemens du vent d’automne dans les bois dépouillés sont comme les soupirs et les sanglots.

Après avoir descendu quelque temps les marches humides et glissantes d’un escalier taillé dans le vif de la roche, vous vous trouvez tout à coup au fond d’une grotte perdue, espèce d’entonnoir obscur dont l’œil le plus exercé ne saurait, au premier abord, apercevoir l’issue. Je ne vous dirai pas que pendant la guerre de trente ans les habitans du pays venaient, avec ce qu’ils pouvaient emporter de plus précieux, chercher un refuge dans ces cavernes contre l’avidité des bandes de pillards qui exploitaient la campagne ; d’autres souvenirs bien autrement grands, bien autrement impérissables, recommandent ces lieux désormais. Faisons halte ici un moment, car nous sommes dans le Wolfsschlucht, c’est-à-dire en pleine Bohème romantique, au cœur même du site qui inspira au génie d’Apel son merveilleux poème, mis depuis en opéra par Kind, et qui devait enfin devenir le