Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/271

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où retentissent en cadence les pilons des captives broyant le mil ; sûre de n’être trahie par personne, elle ouvre la porte derrière laquelle veille celui dont elle a reçu les promesses ; le seuil est franchi sans hésitation, et tous les deux fuient dans l’ombre. Aussitôt les serviteurs, les négresses qui ont favorisé l’enlèvement de la signare, jettent dans l’air des cris de douleur, de triomphe et d’amour. Comme si toutes elles partageaient l’égarement d’une passion invincible, elles répètent en bondissant, leur noir pilon à la main, les strophes énergiques de l’épithalame que psalmodie l’inspirée, véritable sorcière, prophétesse sinistre ou secourable que recèle chaque troupeau d’esclaves. La nouvelle maîtresse prend aussitôt le nom de l’homme avec lequel elle vit et le léguera à ses enfans. Du reste, nul remords de sa faute, aucune honte de sa position ; le dimanche, elle ira à l’église comme d’habitude, sans songer jamais que le Dieu des chrétiens réprouve une union que son prêtre n’a pas bénie. Ces mariages à la mode du pays sont cependant heureux, et bien souvent, quand le blanc voit grandir ses fils autour de lui, et qu’habitué à cette vie nonchalante il en est venu à oublier la France, il prend pour épouse sa douce compagne, qui lui est toujours restée fidèle, a supporté sans se plaindre l’isolement et les mépris, et s’est constamment montrée la plus soumise des nombreuses servantes du créole. Paresseuses comme toutes les Orientales, les signares passent leurs jours dans l’oisiveté, sans rien désirer, sans rien regretter ; les mères filent du coton, les filles vont et viennent, se frottent les dents avec une racine spongieuse, chiffonnent des rubans, essaient des madras et se chargent de bracelets et de colliers ; couchées sur des nattes, elles accompagnent du geste et de la voix les poses voluptueuses d’une captive favorite, tout à coup elles-mêmes s’élancent et s’abandonnent à toutes les fureurs de la danse sauvage. Qu’un officier de marine, un Européen, paraisse, la joyeuse couvée se tapit immobile près de l’aïeule ; mais, si l’hypocrite visiteur a eu soin d’apporter un flacon d’anisette, les gourmandes lèvent les yeux et se laissent bien vite apprivoiser par cette liqueur perfide, qui les trahit toutes et fait évanouir les craintes de l’expérience maternelle.

Les officiers de l’escadre en station au Sénégal, les négocians de Saint-Louis et de Gorée, visitent de temps à autre les marabouts de la Grande-Terre, parmi lesquels ils choisissent un ami particulier qui prend le nom de camarade. Quand le blanc va chasser aux environs, le camarade l’attend à la plage, son fusil sur l’épaule. Dans ces circonstances, le nègre a toujours soin d’oublier la poudre et le plomb ; à moitié route, il cherche ses provisions, et fait mine de vouloir les aller prendre à sa hutte, qui est là-bas, là-bas, dit-il, bien loin derrière les collines. Si le chasseur paraît douter de la bonne foi de son compagnon, celui-ci se montre très sensible à l’injure : il prend un air menaçant, et paraît prêt à se porter à de violens excès. Cette petite comédie que jouent, pour tâter le terrain, non-seulement les tribus d’Orient, mais aussi plusieurs peuples du midi de l’Europe, cesse devant la profonde indifférence du Français. Quelques charges pour la mauvaise carabine