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pour le coup, un site qui dépasse tout ce que pourrait jamais imaginer la plus romantique fantaisie, un lieu fait à souhait pour servir de royaume à des géans, à des kobolds et à ces myriades d’esprits à la fois terribles et grotesques dont le naturalisme allemand évoque si volontiers les fabuleuses légions. De toutes parts, des masses granitiques informes, des pyramides de rochers, de gigantesques monolithes qui s’élancent d’un seul jet vers le ciel, et semblent vouloir déchirer la nue de la pointe acérée de leurs aiguilles. Pour peu que vous y regardiez de près, vous trouverez dans ces ébauches de la nature de titaniques constructions, toute une architecture de hasard que l’architecture humaine semble n’avoir fait que reproduire. Goethe observait, à propos de l’organisme incomplet du serpent, que la nature ne procédait jamais que par ébauches. Ne pourrait-on pas dire aussi que dans ces carrières immenses, dans ces mystérieux entassemens de rocs, se trouve comme en ébauche toute l’architecture humaine qu’il a été donné à l’art de polir et de façonner ensuite en l’amoindrissant ? Tel rocher vous apparaît comme une tour colossale : ici vous croiriez voir une citadelle du moyen-âge, plus loin les débris d’une église gothique ; on dirait qu’une race de géans a séjourné là à des époques reculées, et qu’elle y a construit des forts et des arsenaux, ou plutôt on dirait que ces mornes et terribles solitudes, habitées et vivantes jadis, subissent aujourd’hui l’influence de quelque magique enchantement qui les réduit au silence le plus absolu, et étouffe en elles ces mille voix de la montagne et du gouffre. Vous aurez beau ouvrir l’oreille, vous n’entendrez dans ces étroites gorges ni la plainte d’une cascade, ni le mugissement d’un torrent, et les vents qui passent n’arrachent pas même un murmure à ces larges bouquets de pins immobiles sur leurs cimes inaccessibles. Tout semble mort, et cependant sous cette mort, quelle vie puissante se dérobe ! Regardez ce pin gigantesque qui se dresse en colonne sur cette pointe de rocher, comme ses racines plongent dans les entrailles du granit ! comme elles fouillent à travers les moindres fissures jusqu’à ce qu’elles trouvent enfin la terre, dont le suc nourricier montera féconder les mille artères du colosse. Les fibres de ce sapin, elles aussi, ont essayé d’étreindre un pan de roc ; mais, faute de pouvoir se maintenir debout sur ce sol aride et nu, l’arbre puissant s’est couché, et le voilà désormais formant un pont infranchissable entre ces deux escarpemens auxquels il se cramponne, à celui-ci par ses racines chevelues, à l’autre par les épaisses frondaisons de sa couronne ombreuse. Il n’y a pas jusqu’aux énormes blocs de ces fantastiques solitudes qui ne semblent exprimer