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Cependant, au sortir de cette longue Histoire de la Révolution, l’esprit actif de M. Thiers, excité encore et accéléré par un exercice continuel, avait besoin d’un champ nouveau et d’une vaste entreprise. On le poussait dès-lors à passer outre et à raconter sans désemparer le Consulat et l’Empire ; mais c’était prématuré, et le train de ses idées le portait ailleurs. En étudiant les cartes stratégiques, sa passion favorite, et à force de considérer la surface de l’Europe et la configuration du sol, il s’était fait un ensemble d’idées, tout un système qui, selon lui, expliquait l’histoire, et il déduisait de la connaissance précise des divers bassins, non-seulement les migrations et le cours, mais aussi les caractères et les mœurs des peuples. Il ne projetait donc rien moins à cette époque qu’une Histoire générale d’après ce système. Pour exécuter un tel projet, il fallait sortir de chez soi et de dessus les cartes, voyager tout de bon, voir le monde : il y songea sérieusement. Mais n’admirez-vous pas cette activité en tous sens, et comment cet esprit curieux, entraîné, se portant d’instinct aux grands sujets comme à son niveau, jette tout son feu d’universalité avant d’entrer dans l’œuvre pratique ? Quand je dis qu’il le jette, je me reprends, il saura bien en garder toujours quelque chose. Tous ceux qui ont le plaisir de connaître depuis long-temps M. Thiers se rappellent encore, et non sans charme, cette phase, en quelque sorte, scientifique de sa vie. Il étudie Laplace, Lagrange, il les étudie plume en main, en s’éprenant des hauts calculs et en les effectuant ; il trace des méridiens à sa fenêtre ; il arrive, le soir, chez ses amis, en récitant d’un accent pénétré cette noble et simple parole finale du Système du Monde : « Conservons, augmentons avec soin le dépôt de ces hautes connaissances, les délices des êtres pensans ; » et il l’admire comme il fera tout à l’heure pour telle parole de Napoléon. On le croirait uniquement fait, tant il les comprend, pour habiter en ces clartés sereines de l’intelligence. Enfin, il veut décidément partir avec le capitaine Laplace pour le voyage de circumnavigation qui se préparait. Ce dernier projet fut, de sa part, en voie d’exécution ; il en parla à M. de Bourqueney, qui, à son tour, en dit un mot à M. Hyde de Neuville. Celui-ci consentit très volontiers à voir M. Thiers et lui fit même proposer d’être le rédacteur du voyage ; M. Thiers ne demandait que le passage. M. Hyde de Neuville est le seul ministre de la restauration qu’il ait vu. L’historien de la révolution française faisait déjà ses adieux à ses amis et allait s’embarquer, quand le ministère Martignac tomba. — « Ah ! ça, il s’agit bien de partir, lui dit-on de toutes parts ; restez et combattons ! »