Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en absorbant chaque matin la somme de littérature qui convient à son organisme vulgaire et routinier, ceux-ci en recueillant, pour des travaux faciles, pour des improvisations rédigées presque sans y penser, plus d’or et de célébrité que n’en rapportèrent, du vivant de leurs auteurs, cent chefs-d’œuvre aujourd’hui classiques ! Cependant les belles-lettres souffrent et périclitent, nous le savons : à qui s’en prendre de tant de décadence et d’avilissement, si ce n’est à la faiblesse de toute une classe d’esprits éclairés, mais timides, qui n’osent répudier tout haut ce qu’au fond de l’ame ils dédaignent et repoussent, et s’en vont, en un jour de sceptique indifférence, passer au camp de l’ennemi, quittes à revenir le lendemain, plus convaincus et plus décidés que jamais, sur le terrain sacré de la tradition héréditaire ? Il y a telles occasions où la haine est inséparable de l’enthousiasme ; dans les arts comme dans les lettres, on ne saurait aimer le beau qu’à la condition de haïr et de haïr franchement, sans réserve, le commun, le bourgeois, le mesquin. Il est édifiant, nul ne le conteste, en ce qui touche aux rapports de la vie, de se prémunir de toute animosité à l’égard des personnes, mais les questions d’art admettent qu’on les traite sur un pied moins évangélique. L’esprit n’est pas le cœur, et lorsqu’il s’agit de productions ou le bon sens et la morale sont insultés de parti pris, le style méconnu, ne point s’irriter, ne point les combattre au nom des lettres profanées, de l’intelligence qu’on déshonore, c’est manquer à sa vocation d’homme de goût. Ici toute espèce de tolérance dégénère rapidement en alliance, et je ne donne pas long-temps au cerveau le mieux nourri pour qu’il s’accoutume au triste ordinaire de l’endroit. C’est pourquoi le mieux est de ne point quitter les maîtres, du moins de ne jamais perdre de vue le point de salut, afin d’y revenir aussitôt pour peu qu’on se soupçonne atteint du mal qui court.

En ce sens, les lectures de Tieck durent exercer la meilleure influence sur le cercle qui l’entourait, et certes il fallait que le monde dont il était l’ame eût des affinités bien déclarées pour tout ce que les lettres antiques et modernes offrent d’auguste et d’élevé, car on y vivait en un continuel commerce avec Shakspeare, Sophocle, Euripide, Aristophane. Antigone et Macbeth, OEdipe roi et Roméo, Henri VIII, Ion et les Nuées, tous ces chefs-d’œuvre de l’esprit humain défilaient à leur tour, et chacun de leurs immortels auteurs pouvait dire comme M. de Vigny après la représentation du More de Venise : J’ai eu ma soirée. Parmi les contemporains, celui auquel on s’adressait de préférence était Goethe. Pourtant, au dire des personnes chez qui ces souvenirs vivent comme d’hier, nulle part l’originalité de Tieck n’éclatait davantage que dans ses lectures