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ne quittant point leur mère d’un instant. Plus tard sont nées la Patience et la Douleur, et enfin la Paix en Dieu, la quiétude. La nonne décrit ensuite la chambrette nuptiale qu’elle habite avec son époux divin, et les doux entretiens qu’elle et lui ont ensemble. — En assistant aux lectures de cet homme, à ses incroyables spéculations, je me demande si c’était bien là un contemporain. Avec son tempérament fanatique, sa nature ardente, fiévreuse, portée à l’hallucination, son esprit dévoré d’un incessant besoin de merveilleux, Brentano aurait dû naître en plein moyen-âge. Véritable héros de légende comme il eût figuré dans une fresque du Campo-Santo, le chaperon d’or sur les tempes, la palme ou le glaive à la main, en saint canonisé du martyrologe ! comme il eût poétiquement tenu sa place dans un des cycles supérieurs de la vision dantesque ! De nos jours, l’illuminé Clément n’était, même en Allemagne, qu’un anachronisme.

Il apparaît ainsi de loin en loin de ces ames dépaysées faites pour vivre étrangères au monde qui les entoure et se consumer en un long cri d’angoisse et de détresse. Ne dirait-on pas, à les voir, ces pauvres oiseaux attardés appelant sur une grève aride leurs frères des airs dès long-temps envolés au pays des tropiques ? Et cependant pour ces ames dépareillées presque jamais l’appel ne reste sans écho. Les infirmes se cherchent par le monde et se trouvent. Il y a dans certaines souffrances du cœur un magnétisme inexplicable qui d’un pôle à l’autre pousserait deux aines à se rapprocher. Voyez Brentano et sa petite église : Emmerique, Günderode, Bettina, une cataleptique, une nonne humanitaire, un enfant de la nature. Mais c’était la maison des fous, s’écriera-t-on. Qui vous dit que cela aussi ne l’a point fait vivre ? Qu’importe le troupeau et le berger, si l’étoile éclaire ?

Vis-à-vis d’Arnim, l’époux de Bettina, l’attitude de Clément trahit quelque embarras. Le grand poète avait trop de scepticisme au fond du cœur, trop de fine raillerie au bout des lèvres, pour plaire long temps à notre mystique. Brentano commença par l’aimer d’exaltation : dans cette nature réservée et critique, il n’avait vu d’abord que le romantisme, et ce fut par ce point qu’ils se rencontrèrent ; mais, chez Arnim, il y avait plus qu’un romantique, il y avait l’homme de son siècle : aussi, du côté de Brentano, l’enthousiasme ne devait point tarder à se refroidir, et, de désillusion en désillusion, il finit par en venir à regretter la part qu’il avait prise au mariage. « C’est moi, disait-il, qui l’amenai à Bettina, que je livrais par là à la littérature, aux philosophes, à la jeune Allemagne ; c’est moi qui suis cause qu’elle n’a plus de religion. Si j’eusse été moins impie à cette époque, j’y aurais regardé à deux fois avant de conduire vers elle un protestant. » La boutade se comprend de reste : on avait entrevu un sectaire, un nouveau frère pour sa thébaïde, et l’on trouvait un esprit fort, une imagination tumultueuse, ardente, folle, si vous voulez, mais au fond point dupe d’elle-même, et qui pouvait impunément, et sans être éblouie le moins du monde, tirer en l’air au clair de lune tous ses merveilleux feux d’artifice ; car, s’il y avait du romantique allemand chez Arnim, il y avait aussi