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« La tâche qu’il s’était proposée, facile en apparence, puisqu’il s’agissait de satisfaire à un besoin public très réel, était cependant fort épineuse. Les hommes qui l’entouraient, presque sans exception, étaient peu disposés au rétablissement de l’ancien culte, et ces hommes, magistrats, guerriers, littérateurs ou savans, étaient les auteurs de la révolution française, les vrais, les uniques défenseurs de cette révolution alors décriée, ceux avec lesquels il fallait la terminer en réparant ses fautes, en consacrant définitivement ses résultats raisonnables et légitimes. Le premier consul avait donc à contrarier vivement ses collaborateurs, ses soutiens, ses amis. Ces hommes, pris dans les rangs des révolutionnaires modérés, n’avaient pas, avec Robespierre et Saint-Just, versé le sang humain, et il leur était facile de désavouer les grands excès de la révolution ; mais ils avaient partagé les erreurs de l’assemblée constituante, répété en souriant les plaisanteries de Voltaire, et il n’était pas facile de leur faire avouer qu’ils avaient long-temps méconnu les plus hautes vérités de l’ordre social. Des savans comme Laplace, Lagrange, et surtout Monge, disaient au premier consul qu’il allait abaisser devant Rome la dignité de son gouvernement et de son siècle. M. Roederer, le plus fougueux monarchiste du temps, celui qui voulait le plus promptement, le plus complètement possible, le retour à la monarchie, voyait cependant avec peine le projet de rétablir l’ancien culte. M. de Talleyrand lui-même, le prôneur assidu de tout ce qui pouvait rapprocher le présent du passé et la France de l’Europe, M. de Talleyrand, l’ouvrier en second, mais l’ouvrier utile et zélé de la paix générale, voyait néanmoins avec assez de froideur ce qu’on appelait la paix religieuse. Il voulait bien qu’on ne persécutât plus les prêtres ; mais, gêné par des souvenirs personnels, il ne désirait guère qu’on rétablît l’ancienne église catholique avec ses règles et sa discipline. Les compagnons d’armes du général Bonaparte, les généraux qui avaient combattu sous ses ordres, dépourvus la plupart d’éducation première, nourris des vulgaires railleries des camps, quelques-uns des déclamations des clubs, répugnaient à la restauration du culte. Quoique entourés de gloire, ils semblaient craindre le ridicule qui pouvait les atteindre au pied des autels. Enfin, les frères du général Bonaparte, vivant beaucoup avec les lettrés du temps, encore imbus des écrits du dernier siècle, craignant pour le pouvoir de leur frère tout ce qui avait l’apparence d’une résistance sérieuse, et ne sachant pas voir qu’au-delà de cette résistance intéressée ou peu éclairée des hommes qui approchaient le gouvernement, il y avait le besoin réel et déjà senti des masses populaires, lui déconseillaient fortement ce qu’ils regardaient comme une réaction imprudente ou prématurée.

« On assiégeait donc le premier consul de conseils de toute espèce. Les uns lui disaient de ne pas se mêler des affaires religieuses, de se borner à ne plus persécuter les prêtres, et de laisser les assermentés et les insermentés s’entendre comme ils pourraient. Les autres, reconnaissant le danger de l’indifférence et de l’inaction, l’engageaient à saisir l’occasion au vol, à se faire sur-le-champ le chef d’une église française, et à ne plus laisser ainsi