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moquant toujours de l’humanité qu’en l’exaltant outre mesure. D’ailleurs, Voltaire, si sagace qu’il fût, ne pouvait deviner ce qu’il lui avait été impossible d’apprendre. Tout l’esprit d’un homme de lettres est insuffisant là où il faut l’expérience d’un homme politique. Depuis quinze ans, M. Thiers est dans la vie publique ; depuis quinze ans, il siège au parlement, il a été tour à tour sous-secrétaire d’état des finances, ministre du commerce, de l’intérieur, des affaires étrangères. Voilà pour un historien une école que rien ne peut remplacer. Sans parler du matériel des choses, que dirons-nous de la connaissance qu’on acquiert des hommes, de l’expérience qu’on a des partis, des enseignemens parfois douloureux que ne vous épargne pas le présent, et qui tournent au profit de l’écrivain ?

On reconnaît, en lisant le livre de M. Thiers, les opinions modérées, les vues hautes, les sentimens généreux et conciliateurs qu’il doit à l’expérience des quinze ans qui viennent de s’écouler. On voit tout ce que l’historien doit à l’homme politique. Si M. Thiers n’avait pas passé quinze ans dans les épreuves et les tourmentes de la vie publique, il eût pu être ce qu’il s’était déjà montré sous la restauration, le plus ingénieux des publicistes et un écrivain militaire du premier ordre ; mais il n’eût pas traité avec la supériorité dont nous avons les preuves sous les yeux toutes les questions fondamentales de politique intérieure et étrangère. Il est avoué aujourd’hui que M. Thiers n’a pas de rival dans l’art d’expliquer un plan de campagne, d’en décrire les développemens et de faire assister le lecteur à ces grandes rencontres auxquelles les hommes demandent un triomphe éclatant pour leurs idées ou leurs passions. L’Histoire du Consulat et de l’Empire fortifiera encore cette gloire originale. On comprend non moins vivement qu’un homme du métier les actions de Marengo et de Hohenlinden racontées par M. Thiers, qui nous fait admirer la descente en Italie par le mont Saint-Bernard comme une témérité raisonnable. Toute l’affaire d’Égypte, qui n’est cependant qu’un épisode de cette grande histoire, est traitée avec une ampleur qui ne laisse rien à désirer. La victoire d’Héliopolis, ce beau modèle de la bataille d’Isly, parle à l’imagination comme un évènement merveilleux, et cependant elle n’est que le résultat prévu de la supériorité du courage tranquille sur la fougue barbare. C’est le réveil de Kléber, la réparation de ses fautes, la glorieuse expiation des mauvaises passions qui l’avaient animé contre Bonaparte. L’incapacité de Menou, qui succède à Kléber dans le commandement, est démontrée au lecteur par la haute critique de l’historien ; elle amena l’évacuation de l’Égypte. Néanmoins M. Thiers,