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Rien qu’à parcourir, il est vrai, dans leurs parties moins fréquentées, les dix gros tomes des œuvres de Fléchier, rien qu’à lire ces lettres, ces poésies, ces opuscules oubliés, on devinait le bel esprit sous le rhéteur, on voyait quelque pointe aimable percer à travers la solennité voulue du discours ; mais qui lit à présent les vers latins, qui lit les missives complimenteuses de Fléchier ? D’un autre côté, les curieux, quelques fureteurs comme nous, innocemment passionnés pour les moindres débris du grand siècle, gardaient le souvenir de certains billets de Fléchier omis dans les éditions et tout empreints du parfum le plus galant de l’hôtel Rambouillet. C’était au mieux. Cependant le public proprement dit, laissant aux raffinés en histoire littéraire ces agréables indiscrétions des collecteurs d’autographes, demeurait complètement étranger à tout cela et continuait à ne considérer l’éloquent prélat que comme l’auteur consacré de l’Oraison funèbre de Turenne. C’est ainsi que le lecteur gardait tranquillement à Fléchier son admiration un peu somnolente ; c’est ainsi qu’on admettait les titres de l’orateur à la gloire, sans trop s’aviser de les vérifier. L’aimable volume publié par M. Gonod changera forcément cette situation, parce qu’il ne peut manquer d’être lu, beaucoup lu première différence avec les oraisons. — Suivons un instant la trace que j’indiquais tout à l’heure ; notons ces signes, en quelque sorte précurseurs, qui pouvaient faire soupçonner d’avance ce que confirme positivement la publication actuelle, et révéler à la dérobée certains traits de cette nouvelle et avenante physionomie du bon évêque.

Il y a un petit ouvrage de lui, trouvé dans ses papiers posthumes, tardivement publié à la fin du dernier siècle et aujourd’hui enfoui dans ce pompeux catafalque qu’on appelle des couvres complètes. Personne que je sache ne s’avise d’aller chercher là ces pages reposées et délicates, écrites par Fléchier au déclin de la vie, dans sa lointaine retraite de Nîmes, et où certains souvenirs enjoués du monde s’entremêlent avec cette mélancolie souriante que laisse à ceux qui vieillissent l’expérience prolongée des choses. Ce livre des Réflexions sur les Caractères des hommes, écrit par un contemporain de La Bruyère, et dont certains passages semblent annoncer la manière tempérée et fine de Vauvenargues[1], mériterait d’être cité beaucoup plus qu’il ne l’est. Pour

  1. Vauvenargues a été bien dur pour Fléchier ; mais j’aime à rappeler son jugement pour mettre un peu à couvert mes sévérités de tout à l’heure : « C’est un rhéteur qui écrivait avec quelque élégance, qui a semé quelques fleurs dans ses écrits, et qui n’avait point de génie ; mais les hommes médiocres aiment leurs semblables, et les rhéteurs le soutiennent encore dans le déclin de sa réputation. » Certes, le mélancolique moraliste se serait beaucoup adouci, s’il avait pu lire les Réflexions sur les Caractères des hommes et surtout les Mémoires sur les Grands-Jours, qui viennent seulement de paraître. Un penseur de la famille de Vauvenargues, M. Joubert, a, au contraire, jugé Fléchier avec une grande indulgence ; il vante « cette élégance où le sublime s’est caché, cette beauté qui s’est voilée, cette hauteur qui se réduit au niveau commun des hommes. » Pour ma part, je passerais volontiers entre ces deux jugemens, dont l’opposition caractéristique est digne de remarque.