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plus difficiles et gagnaient les hautes terres, où ils étaient sûrs de ne rencontrer personne. Alors ils s’asseyaient à l’abri d’un rocher et demeuraient là long-temps, n’échangeant que de rares paroles, et le regard perdu dans les profondeurs de l’horizon. Cependant, lorsqu’ils rentraient au château, ils reprenaient machinalement les monotones habitudes de leur intérieur, et rien ne décelait la secrète souffrance, le morne ennui où ils étaient plongés. Le baron avait toujours la même figure sévère et soucieuse ; il ne faisait plus sa partie de boules et passait des journées entières à se promener les mains derrière le dos, dans le verger, en ayant l’air d’inspecter le travail du vieux Tonin, lequel avait courageusement entrepris de réparer le désastre causé par les dernières pluies. Pendant les repas, il était silencieux, et après le souper il lisait attentivement le volume du nobiliaire que depuis quelque trente ans il avait l’habitude d’ouvrir chaque soir. Seule, la baronne conservait cette sérénité d’esprit, cette placide humeur qui l’avait aidée à supporter toutes les peines de sa vie. Certaines choses la frappaient et l’inquiétaient pourtant. Elle remarquait que Gaston ne chassait plus, puisqu’il rentrait toujours la carnassière vide, et qu’Anastasie ne babillait plus avec elle comme autrefois en tricotant le soir autour de la table. Il lui semblait aussi que la jeune fille luttait contre un secret accablement, contre une sorte d’attendrissement douloureux, qui à la moindre cause faisait couler de ses yeux des larmes qu’elle cachait et essuyait furtivement ; mais la baronne était d’une imagination trop simple, elle avait vécu dans une trop grande ignorance des passions, pour soupçonner ce qui se passait dans l’ame de ses enfans, et, ne sachant de quel chagrin il fallait les soulager et les guérir, elle se bornait à leur témoigner une tendresse plus affectueuse.

Une après-midi, tandis que Gaston et sa sœur se promenaient au loin, et que le baron marchait dans son verger la tête baissée et en sifflotant avec plus d’entrain encore qu’à l’ordinaire, la baronne, qui travaillait près d’une des fenêtres de la salle, aperçut à son grand étonnement le messager du village, lequel traversait la cour d’honneur une lettre à la main.

— Jésus ! s’écria-t-elle en se levant tout effarée, un message pour nous !… C’est quelqu’un de nos enfans qui nous écrit.

Elle reçut la lettre d’une main tremblante, et regarda d’abord le cachet : il était de cire rouge, et portait, au lieu de chiffre ou d’armoiries, l’anagramme du Christ.

— Que béni soit le ciel ! murmura la baronne en soupirant comme