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pieds avant d’arriver à l’objet que j’avais cru pouvoir atteindre avec la main. Cette admirable limpidité produisait une autre illusion pleine de charme. Penchés à l’avant de la barque, nous regardions passer sous nos yeux des plaines, des vallons, des collines, dont les pentes tantôt nues, tantôt tapissées de vertes prairies ou comme hérissées de buissons aux teintes brunâtres, rappelaient les points de vue de la terre ferme. Notre regard scrutait les moindres aspérités des roches entassées, plongeait à plus de cent pieds dans des précipices à pic, et partout les ondulations du sable, la vive arête de la pierre, les touffes d’algues et de fucus, ressortaient avec une si étonnante netteté, que nous perdions pour ainsi dire le sentiment de la réalité. Entre nous et cette contrée pittoresque ou riante, nous n’apercevions plus l’intermédiaire du liquide qui lui servait d’atmosphère et nous portait à sa surface. Il nous semblait être suspendus dans le vide, ou plutôt, réalisant un de ces rêves que tout homme a faits bien des fois, nous croyions planer comme l’oiseau, et contempler du haut des airs ces mille accidens du terrain, obstacles insurmontables pour les animaux attachés par leur nature à la surface même du sol.

Des êtres aux formes bizarres peuplaient ce paysage sous-marin, et lui prêtaient une physionomie étrange. Des poissons tantôt isolés comme les passereaux de nos bois, tantôt réunis en troupe comme nos pigeons ou nos hirondelles, erraient parmi les grosses pierres, fouillaient les buissons de plantes marines, et s’enfuyaient effrayés en voyant notre esquif passer au-dessus de leur tête. Des caryophyllies, des gorgones et cent autres polypiers s’épanouissaient en touffes de fleurs vivantes, se ramifiaient en arbrisseaux dont chaque bourgeon était un animal, et se distinguaient à peine des véritables végétaux qui entrelaçaient leurs tiges, leurs branches diaprées, à leurs branchages animés. D’énormes holothuries, d’un brun foncé, rampaient sur le sable ou gravissaient péniblement le rocher en agitant leur couronne de tentacules, tandis qu’à côté d’elles des astéries d’un rouge grenat restaient immobiles en étendant leurs cinq bras rayonnés. Des mollusques, assez voisins, pour la forme, et des limaces, des escargots, mais bien différens pour la taille et la couleur, se traînaient lentement comme leurs frères terrestres, tandis que des crabes, semblables à d’énormes araignées, les heurtaient dans leur course oblique et rapide, et parfois les saisissaient de leurs redoutables pinces. D’autres crustacés, voisin de nos chevrettes, de nos homards de l’Océan, se jouaient dans les touffes d’algues, venaient s’exposer un instant à la pure lumière