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dernier titre. Le malheureux n’a jamais pu apprendre à saler un plat de macaroni, ou à faire d’une poule au riz autre chose qu’un mélange d’eau chaude et de viande lavée : à peine au bout de la campagne faisait-il cuire passablement nos neufs sur le plat ; mais, quelque misérables que fussent ses talens culinaires, nous dûmes nous en contenter. Au reste, il se montra assez honnête homme, et, autant que nous pûmes en juger, il se contenta, sur les acquisitions qu’il était chargé de faire, d’un bénéfice de cent pour cent.

Les fonctions confiées à Carmel et à Artese les élevèrent singulièrement à leurs propres yeux, et leur supériorité fut sans trop de peine acceptée par leurs compagnons. Entre eux deux même il s’établit une certaine distinction, et bien des fois nous pûmes constater l’existence de cette espèce de hiérarchie. Si nous demandions à Carmel un vase d’eau de mer, il prenait sans mot dire le seau de service, et bientôt nous l’entendions crier à son camarade : Oh Pepe ! il signor grande (c’était M. Edwards qu’il désignait par ce titre d’honneur) bol’ aqua di mar ! -Bene, répondait Artese, qui prenait le vase, descendait jusqu’à la porte, hélait le patron, et dans les mêmes termes lui transmettait l’ordre reçu. Perone le signifiait à ses hommes qui à leur tour se renvoyaient la balle, et presque toujours le seau nous revenait porté par Raphaële. Celui-ci était le dernier, l’esclave de l’équipage. Paresseux à l’excès, quoique fort et robuste, il cherchait toujours à faire le moins de besogne possible ; mais il était Napolitain : à ce titre, il avait à supporter bien des sarcasmes, bien de petites avanies de la part des autres matelots tout fiers d’être Siciliens et enfans de Palerme, et, s’il se présentait quelque corvée, le pauvre diable avait beau recourir à mille ruses, il finissait toujours par en être chargé.

Ces arrangemens terminés, nos études marchèrent sans interruption. Tous les matins, quand le temps était favorable, l’un de nous partait avec Perone et allait pour ainsi dire aux provisions. D’ordinaire on gouvernait sur l’île des Femmes pour trouver dans son voisinage un lieu propre à la pêche. La mer se montrait ici sous un aspect tout nouveau pour moi. On ne connaît pas sur l’Océan ces calmes absolus pendant lesquels la surface des flots, unie comme une glace, permet à l’œil de pénétrer à d’incroyables profondeurs et de distinguer les plus petits détails. Trompé les premiers jours par cette transparence vraiment merveilleuse, il m’est arrivé souvent de vouloir saisir une annélide, une méduse qui semblait nager à quelques pouces de distance. Notre patron souriait alors, et, prenant un filet fixé une longue perche, il l’enfonçait, à mon grand étonnement, de plusieurs