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connaissance de Démétri, son nouvel interprète, une des bonnes silhouettes du livre, et qui vaut mieux encore que Carrigaholt.

Il était de Zante, fort laid de sa nature, pourvu d’un visage plus accidenté que tous les Tatares et les Kosacks du Don et du Dniéper, orné de pommettes pointues plutôt que saillantes, d’un nez se projetant du fond d’une sorte de gouffre, où disparaissaient, perdus, ses petits yeux, et d’une crinière hérissée à la fois et rare comme les poils d’un jeune sanglier. À cette tournure hétéroclite et démoniaque venaient se joindre les habitudes d’un costume étrange. Démétri s’affublait de provisions sans nombre et de paquets de toutes dimensions, dont il chargeait ses épaules, sa taille, sa ceinture, et qui l’embarrassaient fort quand sa mule, musulmane indocile, s’arrêtait en route, et, pliant gravement les jambes, prenait ses ébats dans la poussière.

C’était un chrétien enthousiaste. Passé maître dans le savoir-vivre oriental, ne parlant à ses hôtes que d’Ibrahim-Pacha qui va leur couper la tête, de bourreaux et de vengeance, et comprenant aussi bien que lady Esther Stanhope le respect passionné des Asiatiques pour le pal, le lacet, le gibet, et tout au moins le bâton dont on les assomme, cet honnête Dthémétri (c’est l’orthographe des uns) ou Thdémétri (ainsi l’appellent les autres), que nous pourrions appeler Démétrius sans inconvénient, nous plaît on ne peut davantage. Avec ses deux petites moustaches dures et dressées comme les poils qui ornent la lèvre supérieure d’un chat, avec sa vigilance d’épagneul et son système d’intimidation, toujours au guet pour son maître, devinant le vol qu’on prépare, flairant d’une lieue le mensonge juif ou arabe, il établit autour de l’Anglais un rempart perpétuel et une défense triomphale. Tailleur dans sa jeunesse, saint de profession, Démétri avait erré trente ans dans les domaines de la Turquie, et savait le fort et le faible de ces petites principautés oppressives et indigentes. Notre homme avait conçu la plus active haine pour le nom turc et la foi de Mahomet. Comme il avait appris à lire dans les vies des saints, leurs grandes actions et leurs courageux dévouemens lui avaient porté à la tête ; il ne cherchait que les moyens d’imiter, de venger ses héros et de faire triompher ses idées ; — enfin l’Orient possède encore un véritable don Quichotte chrétien, monté sur une maigre mule, et le plus cruel ennemi de l’islam. C’est son bonheur de terrifier les Arabes, sa joie de voir les cheikhs se soumettre, son orgueil d’insulter les pachas. De violence en violence, de menace en menace, il promenait triomphalement son Anglais, lequel, étonné et presque honteux de ce qu’on disait et faisait en son nom, essayait en vain de faire baisser le ton de