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N’avait-il pas donné la satire à Rome, comme Corneille venait de donner un théâtre à la France ? Pour parler avec lui, il « était de ces mortels à qui les Muses permettent l’entrée de leur sanctuaire[1], » et son génie s’était profondément abreuvé à la source de la Poésie[2]. Et pourquoi donc n’aurait-il pas eu conscience de son talent, du don qui lui était départi de convaincre par les séductions du rhythme, et, comme il dit dans sa langue hardie, « d’arroser le cœur par les oreilles, per aures pectus irrigarier ? » Je ne fais pas d’hypothèse ; ce qui est invraisemblable, c’est qu’un poète ne se rende pas justice à lui-même. L’amour-propre est le lieu commun de toutes les natures littéraires.

Ce qui intéresse le plus, ce qu’on aime le mieux à retrouver dans ces lambeaux incohérens de satires perdues, c’est ce qui peint Lucile lui-même, ses chagrins, ses inquiétudes. Homme, il portait au cœur cette plaie de l’inquiétude vague, cette blessure sans nom dont Lucrèce[3] a parlé en de si admirables termes ; triste et morose, il avait déjà ce dégoût et cet ennui du bonheur que nous prenons pour une maladie moderne :

Tristes, difficiles sumu’, fastidimu’ bônorum ;


ce sont les sentimens de Byron et du poéte des Feuilles d’Automne :

Le bonheur, ô mon Dieu ! vous me l’avez donné.


Une affection chère, celle d’un ami sans doute, semble avoir quelquefois consolé Lucile dans ces accès de découragement et de mélancolie : « Oui, s’écrie-t-il avec un accent qu’on ne saurait rendre, toi seul es pour moi, dans la grandeur de mon chagrin, dans mon dégoût profond, dans ces ténèbres de ma vie, la brise de salut. » Malheureusement on ignore à qui s’adressaient ainsi les affectueux épanchemens du poète. Nous ne sommes guère mieux renseignés sur les liaisons moins sévères auxquelles il demandait une distraction à ses peines ; on sait seulement que le seizième livre des Satires portait le nom de l’une de ses maîtresses, appelée Collyra, ce qui surprend un peu quand on voit quelle est précisément la crudité cynique des fragmens qui se rapportent à ce livre. Ailleurs il est aussi question d’une fille de bonne volonté, appelée Crétea, qui, venue chez lui sans façon, s’était mise

  1. Quod sua committunt mortali claustra Camœnae. (XXX, 64.)
  2. Quantum haurire animus Musarum e fontibu’ gestit. (XXX, 29.)
  3. Lire dans son III° livre, à partir du vers 1066, toute cette belle page, où Faust et Manfred se seraient reconnus.