Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/943

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Depuis quelques années, les voyageurs humoristes les plus gracieux et les plus piquans qui aient suivi la piste de Sterne sont Halliburton, juge de la Nouvelle-Écosse, qui, sous le nom de Sam Slick, marchand de pendules de bois[1], a vivement parodié le patois et décrit les mœurs de certains cantons reculés de l’Amérique septentrionale ; Charles Dickens, dont les spirituelles Notes sur les États-Unis ont eu un grand succès de gaieté[2] ; enfin l’auteur anonyme des Bubbles front Nassau (Brunnen von Nassau), que l’on croit être Samuel Taylor Coleridge. Chez Halliburton, la plaisanterie est plus sèche et plus originale ; Dickens est plus pittoresque et plus vif ; les mœurs et les ridicules des petites villes d’eaux allemandes n’ont pas de meilleur peintre que l’auteur des Brunnen von Nassau, homme du monde, leste, pimpant et de bon ton. Tout à côté d’eux, un peu plus incorrect, mais aussi plus brillant, se place l’auteur anonyme d'Eothen.

Le seul pédantisme du livre est sur la couverture : Eothen, cela veut dire « des pays de l’aurore. » - Un beau jour, l’auteur s’est dit à lui-même que l’Occident lui déplaisait, que la civilisation le fatiguait, que ces femmes pâles, ces hommes noirs, cette régulière activité de l’Europe, le faisaient périr d’ennui. « O vieille Europe ! s’est-il écrié, j’en ai bien assez de toi ! O notre pauvre chère vieille pédante ! laborieuse et fastidieuse ménagère, excellente fabricante et boutiquière adorable, tes vices sont plus insupportables que tes vertus ! Je vais chercher un pays qui possède encore quelque chose d’imprévu, un pays barbare, sans cafés et sans tribunaux, sans passeports et sans aldermen, d’où la gendarmerie soit absente, comme les chemins de fer et les journaux. Si l’on m’y pend ou que l’on m’y empale, ce ne sera pas comme atteint et convaincu de vagabondage, mais pour me punir de ne pas suivre la coutume générale et les lois du pays, de ne pas être un bandit, et de ne pas aller tout nu. Je trouverai du nouveau, je me sentirai vivre ; mon sang circulera plus vite, et je secouerai la torpeur européenne, l’oscillation monotone d’un pendule aux mouvemens réguliers ! » Il dit, et il part. Comment il arrive jusqu’à Semlin, sur les bords de la Save, il ne nous le dit pas. Une fois arrivé là, il se met en tête de pousser jusqu’en Palestine par la Grèce, l’Égypte et le désert. Jeune et gai, rien ne lui importe ou ne l’arrête ; il n’a point de but politique, il se laisse aller à toute impression nouvelle. Il ne cherche pas de médailles, s’inquiète peu de monumens,

  1. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1841, l’article de M. Chasles sur cet écrivain.
  2. Voyez, dans la livraison du 1er février 1843, les Américains en Europe et les Européens en Amérique.