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pour tout. » Il profita du conseil, et, au milieu des plaisirs comme des affaires, il fut toujours levé entre cinq et six heures du matin, été comme hiver. Ses études furent très fortes ; à Cambridge, il devint même pédant, non que les qualités intellectuelles des anciens le charmassent, mais il voulait être partout le premier. On verra bien, en étudiant sa vie, qu’il est impossible d’être homme de plaisir avec plus de peine et de labeur.

Il fit son entrée dans le monde, de 1712 à 1714. Le puritanisme régnait dans le peuple ; la bourgeoisie tentait de mêler à sa décence morose un peu de bon goût, et quelques traces de l’orgie de Charles II se laissaient encore apercevoir. Il y avait à Londres deux ou trois « cupidons déchaînés » qui remplissaient la ville du bruit de leurs exploits ; la duchesse de Cleveland, Cypris des précédens règnes, était leur protectrice naturelle : la fortune que son amant royal lui avait livrée, elle la dépensait ainsi. C’était sur ses deniers que beau Fielding et beau Wilson, remarquables surtout par leur robuste impertinence, soldaient, l’un, sa fameuse livrée jaune et noire, l’autre, ses dépenses scandaleuses. Je n’ai point à raconter ici leurs aventures oubliées, que l’on peut retrouver chez mistriss Manly[1] et chez Jesse[2] ; la bigamie de Fielding, le duel de Wilson avec le fameux Law, qui le tua par parenthèse et se sauva en France, étaient des sujets permanens d’anathème pour les prédicateurs, et d’admiration pour les jeunes débauchés. Chesterfield quitta Cambridge au moment où l’on parlait le plus de leurs fredaines, et sa vanité soupira pour de pareils triomphes.

Il faut l’entendre raconter l’état de son ame et les premiers épanouissemens de son amour-propre ; le grand ressort de sa conduite se trouve tout entier dans ce nouveau fragment. — « J’entrai dans le monde, dit-il, non pas avec un désir ordinaire, mais avec une soif insatiable et une espèce de rage d’applaudissemens, de vogue et d’admiration. Si, d’un côté, cela m’a fait faire bien des choses ridicules, d’un autre côté, c’est la cause de tout ce que j’ai fait de bon. Cela m’a rendu prévenant et courtois pour des femmes que je n’aimais pas, et pour des hommes que je méprisais, dans l’espérance d’être applaudi des uns et des autres, quoique je n’eusse voulu ni de l’amitié de ceux-ci, ni des faveurs de celles-là. Toujours je m’habillais, je m’exprimais et me présentais aussi bien que possible ; j’étais ravi lorsque je m’apercevais

  1. New Atalantis, passim.
  2. The Bouse of Nassau, etc.