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qu’Ennius n’a été pour rien dans l’invention de la satire, et que tout l’honneur de la chose revient précisément à son successeur Lucile ; ce qui, au fond, est un paradoxe assez puéril et ne repose que sur des querelles de mots. Qu’importe ces minuties de scoliaste ? Un malin poète du XVIe siècle nommait cela des tempêtes dans un verre d’eau. A vrai dire, les lettres proprement dites ne sont guère intéressées dans ces guerres pédantes. Essayons en vue des lettres, au contraire, de mettre rapidement à profit ces travaux divers, et de tirer des fragmens oubliés de Lucile ce qu’ils peuvent nous révéler sur le talent du poète comme sur les mystères de la vie romaine.

On sait peu de chose de la vie de Caïus Lucilius. Comme tous les poètes illustres qui l’avaient précédé[1], il naquit hors de Rome, en un petit municipe qui devint depuis colonie romaine, Suessa Aurunca, dans le nouveau Latium. Par une coïncidence qu’on a ingénieusement remarquée[2], cette petite ville a donné le jour à plusieurs poètes satiriques éminens, entre autres à Turnus, que l’antiquité mettait près de Juvénal. La famille de Lucile était noble et riche ; le grand Pompée fut son petit-neveu. Les lettres romaines comme l’a dit spirituellement M. Patin, recevaient là leurs lettres de noblesse ; car jusque-là il n’y avait guère eu, parmi les écrivains, que des étrangers, des affranchis, de simples colons, en un mot des plébéiens et des prolétaires. Les auteurs désormais n’allaient plus être de simples scribœ ; on ne donnerait plus à leurs vers le nom dédaigneux de scriptura. Mais, comme il arrivait dans la vie tout Latin, le poète fut d’abord soldat. A quatorze ans[3], il suivit Scipion au siége de Numance en qualité de chevalier ; Scipion avait emmené l’escadron des amis, où étaient tous ces littérateurs, tous ces savans, tous ces philosophes, dont le tout jeune Lucile devint le protégé, puis l’ami. C’est là qu’il parut avoir connu, entre autres, ce Rutilius Rufus, stoïcien lettré,

  1. Le fait est digne de remarque : Livius Andronicus était de Tarente, Névius de Campanie, Ennius de Rudies, Pacuve de Brindes, Plante d’Ombrie, Cécilius de la Gaule cisalpine, Térence de Carthage, Attius de Pisaurum. La littérature, chez ce peuple de soldats et de gens d’affaires, ne fut pas d’abord indigène.
  2. Voir la notice de M. Boisonnade sur Turnus (Journal de L’Empire, 11 janvier 1813).
  3. Voir M. Varges : Specirnen quœstionum Lucilianarum (Rheinisches Museum, 1835).