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eau claire que fournissait le puits du château, de la même manière qu’il eût offert du tokai dans des verres de Bohême, ou présenté aux convives de l’hydromel dans un hanap d’argent. À l’issue du repas, le baron offrit galamment la main à Mlle Maragnon, et la convia à passer sur la plate-forme pour assister à la partie de boule. Avant de commencer, il l’invita à placer le but, et, lorsqu’elle eut de ses jolies mains posé la petite boule à l’extrémité de l’allée, il la reconduisit cérémonieusement vers le parapet, où la baronne et Anastasie avaient déjà pris place. On voyait que le digne gentilhomme voulait rendre à Mlle Maragnon tous les honneurs possibles et lui procurer tous les amusemens qu’on pouvait goûter au château de Colobrières.

Éléonore s’intéressa réellement à ce spectacle tant soit peu monotone de deux hommes qui, durant une après-midi tout entière, clignent un œil, fléchissent le jarret, lancent leur boule, et se mettent à courir après le lourd morceau de bois sphérique qui roule en trébuchant vers le but. Anastasie tenait la main de sa cousine entre les siennes, et observait en soupirant les ombres qui s’allongeaient dans la campagne et le soleil qui descendait rapidement à l’horizon. Enfin l’on distingua au fond du chemin le bruit d’une voiture.

— Hélas ! voici le moment des adieux ! dit Éléonore en se levant.

— Un triste moment, murmura la baronne se tournant vers sa fille ; à présent, je donnerais tout au monde pour que cette enfant ne fût jamais venue ici !

— Pourquoi, ma mère ? demanda vivement Anastasie.

— Vous allez le comprendre, ma fille, répondit la bonne dame en soupirant.

Le baron s’était rapproché. Au moment où Éléonore prenait congé de lui, et allait peut-être s’enhardir jusqu’à lui parler encore une fois de sa mère, il lui dit d’un ton grave et pénétré : — Mademoiselle de Belveser, je vous remercie d’être venue nous visiter. Mme la baronne, mes enfans et moi, nous nous souviendrons toujours de vous avec amitié, et, du fond de notre retraite, nous ferons toujours des vœux pour votre bonheur. Soyez heureuse, ma nièce, autant que vous êtes bonne et belle, et, dans toutes les circonstances importantes de votre vie, souvenez-vous que vous avez du sang des Colobrières dans les veines.

À ces mots, le vieux gentilhomme embrassa Éléonore avec émotion, et, après avoir ordonné du geste à sa femme et à ses enfans de la reconduire, il la salua une dernière fois, et rentra dans le château.

— Chère tante, dit la jeune fille le cœur serré, mon oncle m’a parlé comme s’il ne devait jamais me revoir !