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inconcevables, et que je pris avec raison pour des officiers, j’entrai, et, après les avoir salués, je leur dis que j’étais Français, et que je désirais parler au pacha. L’un de ces aides-de-camp, car telle était, je crois, leur dignité, se leva, appela l’interprète italien, se fit expliquer mes paroles, et me dit qu’il allait prendre les ordres de son maître. Il revint un instant après pour m’apprendre que le pacha était occupé, mais qu’il me recevrait dans un quart d’heure. En attendant, il me fit asseoir et m’offrit une pipe. Comme j’en aspirais la dernière bouffée, il me fit signe de le suivre, et m’introduisit dans une vaste salle assez obscure, très nue, dont un méchant tapis recouvrait en partie le plancher disjoint. Quelques banquettes de crin étaient rangées le long des murs ; en face de la porte, le long des petites fenêtres, s’étendait un long divan couvert de cotonnade bleue. A l’angle de ce divan, j’entrevis dans l’ombre un gros paquet d’étoffe violette, surmonté d’une tête de Turc et d’un turban blanc : c’était Hussein-Pacha accroupi, les jambes croisées. Aussitôt je mis la main à mon front, et produisis en inclinant la tête un salamalec satisfaisant. Le pacha, sans se déranger, m’indiqua une petite banquette fort éloignée, sur laquelle je pris place très modestement. Le drogman resta debout au milieu de la chambre. Je lui dis d’expliquer au pacha qu’ayant entendu parler beaucoup en France du grand Hussein, je n’avais pu, en traversant Widdin, résister au désir de voir un homme aussi célèbre. Hussein écouta la traduction du drogman, fit de la tête, en me regardant, un signe d’approbation, puis il tira de sa poche une paire de besicles bleues, la planta sur son nez, et me regarda fixement en s’éventant avec un petit balai. Je l’examinai à mon tour en silence. — Eh quoi ! me disais-je, est-ce bien là le destructeur des janissaires, le brillant seraskier dont la bravoure est si populaire ? O grands hommes ! que vous perdez à être vus de près, en Orient comme en Occident ! — Hussein, revêtu d’une sorte de tunique lilas, ample et sans taille, était accroupi sur son divan, et si affaissé que son corps paraissait avoir à peine quelques pouces de hauteur. Sa tête, surmontée d’un turban, et comme posée sur les plis de cette robe, me rappela sur-le-champ un costume d’Auriol qui se compose d’une grosse tête et d’un petit jupon. Il paraissait très vieux ; sa barbe était blanche, son teint fort pâle, Son visage, dont l’expression était grave, ne me parut avoir rien de remarquable ; son regard seulement, même à travers ses lunettes, était fixe, dur et embarrassant. Après m’avoir un instant regardé, il me fit en turc une question que l’interprète traduisit ainsi :

— Êtes-vous marchand, et que vendez-vous ?