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de cent domestiques, Français la plupart, employés au transport de sa marchandise. Les bateaux à vapeur ont donné à ce négoce une grande facilité ; les sangsues, qu’il fallait autrefois transporter à dos de cheval, arrivent maintenant sans grands frais, sans accidens et avec beaucoup de rapidité jusqu’à Semlin ; là, des voitures faites exprès les attendent, et on les conduit en poste jusqu’en France. Il y en avait à notre bord, ai-je dit, plusieurs quintaux ; elles étaient emballées de plusieurs manières : les unes voyageaient dans de petits cuviers à demi remplis de terre glaise et de mousse ; les autres étaient empilées dans des sacs de toile mouillés. Chaque soir, après le coucher du soleil, on leur faisait prendre un bain de la manière suivante : une énorme cuve pleine d’eau était hissée sur le pont ; on y versait tout le contenu des barils et des sacs. Que l’on se représente une couche de ces hideuses bêtes, large de trois mètres, profonde de trois pieds, grouillant à l’envi dans cette tonne, et l’on aura l’idée d’un fort dégoûtant spectacle. Pour mettre à vide cette baignoire, les domestiques de notre Vénitien retroussaient leurs manches jusqu’aux épaules, plongeaient leurs bras dans cette horrible bouillie, et retiraient les sangsues par poignées. Les vilaines bêtes, affamées sans doute, se collaient à l’instant sur cette chair fraîche, et les malheureux avaient toutes les peines du monde à les arracher de leurs bras ensanglantés. On a, je crois, long-temps discuté dans le monde savant sur le mode de reproduction des sangsues, et je ne sais si l’on s’est accordé à ce sujet. Pour nos hommes, qui ne se doutaient pas de tant de doctes recherches, cette reproduction n’était point un mystère. La sangsue, m’assurèrent-ils, est ovipare. Vers le mois d’août, elle grossit du double ; une raie jaune se dessine sur son ventre, et, peu de temps après, elle produit un petit œuf, ou plutôt une sorte de cocon, qu’elle dépose peu profondément en terre, sur le bord des étangs. Ce cocon renferme dix ou douze sangsues qui atteignent en quatre années seulement leur grosseur définitive. La sangsue, au moment de produire, n’est bonne à rien, on la rejette ; la prendre serait d’ailleurs pour le fermier une perte réelle.

Nous arrivâmes dans la journée à Routschouk, en face de Giurgevo. Routschouk, où nous passâmes plusieurs heures, est une ville considérable et assez grande, mais qui n’a, malgré ses minarets à flèches argentées, d’autre caractère que celui d’une profonde misère. Ses bazars, qui pourtant servent d’entrepôt aux marchandises allemandes qui descendent le Danube, sont de pauvres corridors humides et dégradés dans lesquels je n’ai guère vu vendre, pour ma part, que