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là, trois ou quatre familles turques, éternellement isolées, vivent du lait de quelques vaches blanches et des légumes d’un petit jardin. Et qu’on ne s’imagine pas que ces musulmans, si pauvres qu’ils soient, cultivent eux-mêmes ce champ qui les nourrit : ils se laisseraient gravement mourir de faim plutôt que de travailler la terre. Ce sont des Bulgares chrétiens qui viennent de cinquante lieues de là pour labourer, ensemencer et moissonner ces maigres jardins. Sans s’inquiéter de sa misère, le Turc qui les paie, accroupi devant sa hutte, sa longue pipe à la bouche, passe sa vie à regarder les cigognes qui, le col plié, une patte sous l’aile, l’œil à demi fermé, rêvent silencieusement comme lui au bord du lac.

Vers trois heures, nos voitures s’arrêtèrent devant une baraque à contrevents verts où la compagnie du Danube a établi pour le bien-être des voyageurs, non pas précisément un café, mais ce que les Espagnols, fort habitués aux auberges mal approvisionnées, appellent naïvement un parador, un endroit où l’on s’arrête, où l’on se repose. Cette baraque, entourée de quelques huttes plus petites, forme un hameau perdu au milieu du désert, et qui a pris le nom de Keustelli, En face, à peu de distance, s’étend une vallée étroite, ou plutôt une longue gorge remplie de roseaux et couverte de larges flaques d’eau en maints endroits. Ce marais indique seul aujourd’hui la direction du fameux canal de Trajan, dont on s’est tant occupé dans ces derniers temps. Des myriades d’oiseaux aquatiques de toute espèce voltigeaient dans les grandes herbes et s’ébattaient sur les bords de cette tranchée marécageuse. À cette vue, l’amour de la chasse l’emporta sur le goût de l’observation, et je demandai un fusil ! un fusil ! du ton de Richard III criant au milieu de la mêlée : Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval ! Un juif, domestique du parador, m’apporta un vieux mousquet rouillé, de la poudre et une balle que je coupai par morceaux. Ainsi armé, je me dirigeai vers les roseaux. Les habitans paisibles de ce marais, auxquels nul barbare comme moi n’avait encore déclaré la guerre, étaient familiers comme aux premiers âges ; ils me laissèrent approcher sans crainte. Un premier vol partit devant moi ; j’ajustai au hasard, et je vis tomber un superbe siffleur. A peine cette détonation eut-elle retenti qu’une nuée de volatiles s’éleva au-dessus des grandes herbes sur un espace d’une lieue peut-être ; le ciel en était obscurci. Je n’entendais que battemens d’ailes et cris de toute espèce ; Robinson Crusoë lui-même, en pareille situation, resta moins ébahi que moi. J’ai rencontré souvent des Anglais qui venaient de pêcher le saumon en Norvège ou qui allaient chasser le buffalo en