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Les mains se jouent, se rencontrent, et quelquefois se caressent dans le riz épicé du pilao. Avec quelle coquetterie on se renvoie le morceau le plus exquis ! Chacun veut faire un sacrifice que l’autre est trop généreux pour accepter, ou qu’il ne reçoit enfin que pour le tenir des doigts de son ami. Jamais Dyce n’a paru ni plus favorisé ni plus heureux. A la collation succèdent les ablutions, assez nécessaires après pareils ébats ; puis l’on apporte le chibouk de la reine et le houka du colonel. C’est le moment où, tout en fumant, on aime à entendre le chant des bayadères. La princesse n’a point oublié cet accessoire indispensable dans toutes les fêtes, et, se retournant vers Raja-Ram, elle lui commande de faire avancer les musiciens. A cet ordre, une douzaine de nègres se présentent, portant sur leurs têtes un meuble assez pesant et recouvert d’un rideau de gaze qu’ils déposent à côté de la fosse. Les assistans commencent à s’étonner, quand, sur un signe de la begom, on enlève le moustiquaire, et la surprise fait place à l’effroi, car on découvre un lit indien à l’usage des esclaves, et sur ce lit une jeune femme presque nue est attachée par des liens qui retiennent tous ses membres. Sur un second signe, on enlève ce lit pour le suspendre au-dessus de la fosse ; puis, avec des cordes, on le laisse glisser comme un cercueil.

Ce fut seulement alors, et quand les nègres commencèrent à jeter la terre sur ce corps si délicat, que la malheureuse enfant comprit le sort qui lui était réservé. Alors des cris perçans s’échappèrent de la fosse et glacèrent d’effroi tous les assistans. — Oh ! saheb, saheb ! répétait la malheureuse Shireen en s’adressant à Dyce, en qui elle espérait encore trouver un sauveur, me laisserez-vous mourir à cause de vous ? Vous savez quelle est ma faute et comment je l’ai commise. Je ne voulais pas offenser ma bonne maîtresse. Parlez-lui ; je mérite une punition, mais pas la mort. Pas la mort, mon Dieu !… Ah ! l’on me jette des pierres sur la tête, de la terre sur la figure !… Je suis brisée ! Sauvez-moi ! — Mais les pierres et la terre continuaient à rouler sur la malheureuse esclave avec ce bruit sourd et lugubre du gravier qu’on jette sur une bière.

Cependant la begom fumait tranquillement son chibouk, et son regard, qui s’attachait comme un miroir ardent sur le malheureux Dyce, trahissait seul les sentimens qui l’animaient. Dyce, pâle, les yeux égarés, le front ruisselant, sentait la terre tourner autour de lui. Un moment, il fit un effort pour quitter le tapis où il était assis les jambes croisées à la manière du pays, il étendit la main pour arrêter le bras d’un des travailleurs ; mais un homme de haute taille se