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vit un peu remise. C’est moi, ajouta-t-il en écartant le rideau transparent qui couvrait la couche, c’est moi qui ai mêlé le narcotique au godauk dans leur chillum, et ils se sont enivrés en fumant. Quelle punition plaira-t-il à votre majesté de leur infliger ?

La begom ne répondit pas : son premier mouvement avait été de tirer convulsivement son poignard du fourreau. Elle en porta la pointe d’abord au cœur de l’Européen, puis sur le sein de la jeune esclave ; mais elle s’arrêta chaque fois au moment d’appuyer. Enfin une pensée soudaine mit fin à son incertitude, et, recommandant le silence à Raja-Ram, elle l’entraîna loin de l’appartement sans réveiller les deux coupables.

Le lendemain, tout était en mouvement dans le Baghaderrie, un des jardins de la couronne situé en dehors de l’enceinte de la capitale. La reine avait annoncé l’intention d’y passer quelques jours, et Dyce, un peu surpris de sa rentrée en grace, avait reçu ordre de l’y accompagner. Le Baghaderrie était une des retraites favorites de la begom ; il y avait dans ce jardin un lieu où elle venait souvent chercher le repos, la fraîcheur et le silence. C’était une terrasse plantée de sycomores et de cyprès, qui s’étendait sur les bords d’un bassin de marbre blanc où se jouaient des milliers de poissons dorés. La vue plongeait de là sur une petite vallée et s’arrêtait au loin sur les coupoles et les minarets de la cité. Sur cette terrasse, la begom avait passé les plus belles heures de sa vie d’épouse ; c’est peut-être pour cette raison qu’elle n’y avait point encore amené son amant.

Le jour où la reine visitait pour la première fois avec Dyce sa retraite préférée, on avait préparé sur la terrasse une splendide collation ; mais les convives ne purent s’empêcher de remarquer avec surprise quelques dispositions qui donnaient un aspect lugubre à ce lieu choisi pour une fête. La terre au pied des cyprès était fraîchement remuée, et une large fosse s’étendait béante entre le marbre de la pièce d’eau et la banquette d’où la princesse aimait à jeter elle-même leur nourriture à ses poissons favoris. — Quel jardinier mal inspiré s’est avisé de creuser ce trou ? disaient les convives en secouant la tête. Malédiction sur le shaitan zada (le fils de démon) qui a élevé ce tertre de mauvais augure !

Enfin le repas est servi avec la profusion accoutumée. La begom semble avoir retrouvé sa gaieté, et, suivant un usage assez commun en Orient, elle ne veut manger que dans l’assiette de son favori. Point de cuillère ni de fourchette : ces contrées primitives n’en connaissent point encore l’usage, et l’ancienne liberté est plus favorable aux amans.