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que Francesbad et, peut-on le dire sans trop d’emphase ? le monde entier en sont redevables. Il s’agit, en effet, d’une promenade dans l’intérieur d’un volcan. On a ouvert sur les flancs de Kammerbühl une galerie en spirale destinée à une reconnaissance souterraine pour savoir de quelle manière la cheminée, c’est-à-dire le conduit d’ascension de la lave, se comporte dans le sein de la terre. C’est une vraie descente dans le royaume de Pluton, du moins de ce Pluton naturel dont les géologues ont relevé le culte avec ; tant de ferveur. Je sais qu’il faut être de ce culte-là pour retirer d’une pareille visite tout l’intérêt qu’elle recèle ; néanmoins, la nouveauté, la singularité, l’imprévu, suffisent peut-être pour fournir, même aux gens du monde, une compensation de leur peine, et il est certain qu’il y a peu du baigneurs qui ne se fassent un plaisir de joindre au beau panorama de l’Égerland, que l’on découvre du sommet de Kammerbühl, la sombre promenade qui s’accomplit, la lampe à la main, dans ses noires profondeurs.

Mais, si je puis l’avouer, monsieur, la promenade la plus intéressante à mes yeux était tout simplement celle de la ville et des villages. J’ai toujours trouvé que l’on se lassait plus vite de regarder la nature que les hommes. Ici l’on est vraiment favorisé à cet égard. Le pays d’Égra, en allemand l’Égerland, constitue dans l’ensemble de la Bohême un canton à part, tout-à-fait original, qui a ses mœurs, ses traditions, son histoire, ses limites naturelles., sa capitale. En Suisse, il formerait bien vite une petite république. La ville, jusqu’à la guerre de sept ans, s’était gouvernée par son sénat, dont les arrêts, sauf l’appel à la souveraineté de l’empereur, faisaient loi. Ses murs sont encore pleins des témoignages de cette ancienne grandeur. C’était une cité tout aristocratique, les seigneurs d’alentour ayant de bonne heure jugé prudent de se réunir dans une enceinte commune, sans doute à cause de la position du pays, sorte de carrefour entre la Bohême, la Saxe et la Bavière, continuellement foulé par les armées. On y comptait, au XIIIe siècle, plus de six cents familles nobles. Par contre-coup, tandis que le luxe se développait à Égra comme dans une des républiques d’Italie, la population des campagnes, délivrée du voisinage immédiat de ses maîtres, devenait peu à peu maîtresse du sol moyennant une simple redevance, et s’élevait à un degré remarquable de prospérité morale en même temps que d’aisance. Rien, ne peut rendre l’effet de ces villages en bois, dont les maisons, taillées partout sur le même modèle et fermées symétriquement dans une enceinte de granges, ne donnent sur la voie publique que par trois ou quatre petites fenêtres divisées par un énorme crucifix. Je n’en parle pas comme d’un spectacle riant. Francesbad, avec ses grandes maisons blanches à toits rouges, se détache sur la plaine comme un joyau brillant. Ajoutez à cela que tout le monde, hommes et femmes, est vêtu de noir : c’est le costume du canton. Même l’été, le paysan n’abandonne pas volontiers, du moins les jours de cérémonie, son large manteau noir, d’où l’on ne voit sortir que l’extrémité de ses grandes boites, et dans lequel il se tient drapé comme un seigneur. La ville est plus gaie : elle contient environ seize mille amer et une profusion de belles