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croire, bons ou mauvais, les chefs noirs sont essentiellement organisateurs[1]. C’est aux noirs qu’il appartient de gouverner Haïti ; avec eux tout changera de face, et le nègre attaquera les vices de front sans rien craindre. La situation actuelle de l’île, sous la présidence du chef noir Pierrot, réfute trop éloquemment ces exagérations pour que nous nous arrêtions à les discuter. Malgré son énergie bien connue, le président voit l’anarchie s’étendre partout sans pouvoir en arrêter les progrès. On n’en saurait douter, le rôle des tyrans organisateurs est désormais impossible à Haïti. La société nouvelle n’attend plus son salut de ces terribles civilisateurs, esclaves de la veille, sachant lire à peine, et marchant fièrement à la poursuite des abus dans toute la rude franchise d’un despotisme primitif. La race noire avait un rôle à remplir tant que l’intervention de la force brutale a été nécessaire : aujourd’hui il faut que la force s’unisse à l’intelligence, et dès lors la race noire doit retourner au second rang[2]. C’est une loi qui ne peut manquer de s’accomplir dès que le président Pierrot aura terminé sa longue carrière. Malheureusement alors aussi surgira une grave question. La race mulâtre voudra-t-elle enfin s’ouvrir une voie meilleure, ou recommencera-t-elle à tourner dans ce cercle énervant et fatal où Pétion s’est éteint de lassitude et de dégoût, où Boyer n’a pu se maintenir après vingt-cinq ans de ruses et de violences, et qu’Hérard a dû franchir après trois mois d’efforts désespérés ? Examinons d’abord les reproches qu’on adresse à la race mulâtre, et voyons jusqu’à quel point ils sont fondés.

La plus grave accusation qui pèse sur les sang-mêlés, c’est d’avoir provoqué entre les deux races, par leur coupable ambition, cette scission contraire à tout progrès, à toute organisation sérieuse. À en croire certains écrivains, ce sont les sang-mêlés qui perpétuent la licence et la barbarie au sein de la société haïtienne ; leur rôle fatal est de régner par la misère sur l’ignorance au milieu des ruines. Une pareille conviction, si elle comptait de plus nombreux partisans, pourrait entraîner les plus tristes conséquences. Pour nous, le mal n’est pas dans les hommes, mais dans les choses. En voyant les sang-mêlés jetés avec leur supériorité relative et l’instinct de sociabilité qu’ils tiennent de la race blanche au milieu d’un démembrement de la race éthiopique, privés à la fois et de la puissance morale qui domine et de la puissance numérique qui maîtrise, nous sommes amené à les plaindre plutôt qu’à les condamner. Dans

  1. Voyez un ouvrage de M. V. Schoelcher intitulé Colonies étrangères et Haïti, tome Il.
  2. Acaau, ce petit noir de la police rurale, qui a tenu durant sis mois toute la république en échec devant le feu croisé de ses proclamations, nous montre bien comment les noirs entendent gouverner. Ce chef des réclamations de ses concitoyens, demandant la prospérité de l’agriculture et chassant la race métisse de ces retraites du sud ou Toussaint lui-même n’avait pas osé l’aborder, n’est-il pas l’image de la sécurité qui attend la race mulâtre, si elle accepte ce rôle de minorité paisible et bienveillante que lui indique M. Schoelcher ?