Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/681

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se porta aussitôt comme médiateur entre les deux partis ; il obtint du colonel Léo Hérard qu’il évacuerait la place, et de la population qu’elle laisserait effectuer cette retraite. Ce premier acte d’intervention de notre agent dans les affaires politiques du pays inaugurait dignement la conduite ferme, intelligente, nationale, dont il ne s’est pas écarté depuis, et que notre gouvernement a su apprécier, puisqu’il a maintenu M. Juchereau de Saint-Denis à son poste malgré les cris des politiques de Port-au-Prince et les proclamations insensées du président Hérard[1].

Porto-Plate répondit au cri d’indépendance poussé par Santo-Domingo. Bientôt on put se convaincre qu’il ne s’agissait pas d’une révolte partielle, d’un entraînement irréfléchi, mais d’une révolution froidement méditée, sachant son but, comptant sur ses moyens, ayant son chef. Ce chef, dont il est temps de parler, était un colon blanc, l’un des plus riches halliers du canton de Seybo, et qui a gagné assez honorablement ses épaulettes improvisées pour que nous le nommions, avec ses compatriotes, le général Pedro Santana. Cœur élevé, esprit intelligent, Santana voyait avec peine la domination mulâtre du Port-au-Prince peser sur l’ancienne province espagnole. Depuis long-temps, il se préparait en silence à secouer ce joug détesté de l’ouest. Lorsqu’il jugea le moment arrivé, il se mit à la tête de ses Seybanos, qui formèrent le noyau de l’insurrection. Bientôt la croix blanche remplaça les couleurs haïtiennes, et de Neybe à Samana retentit le cri d’indépendance Viva la virgen Maria, y republica Dominica[2]. Les nouveaux indépendans lancèrent un manifeste rédigé en langue espagnole, et qui est comme le touchant appel adressé aux nations civilisées de l’Europe par la plus ancienne population civilisée du Nouveau-Monde.

Il n’y avait pas à s’y tromper, la partie espagnole se soulevait non pas seulement contre Hérard, mais contre la partie française. Ce caractère si nettement dessiné de la révolution dominicaine produisit dans l’ouest la sensation la plus profonde. Si on ne voyait pas sans tristesse s’évanouir ce rêve de l’unité territoriale qui flattait les vanités républicaines du Port-au-Prince, on éprouvait aussi des préoccupations d’une nature particulière, dont l’exagération se faisait jour de toutes parts, et surtout dans la presse locale[3].

  1. Nous citerons, entre autres, la proclamation d’Hérard datée de son quartier-général d’Azua (20 avril), où il accuse ouvertement la France d’avoir fomenté la révolte de l’est.
  2. La ville de Santo-Domingo, bâtie en 1494, s’appela d’abord Nouvelle-Isabelle ; puis, en mémoire de Dominique Colomb, père du grand Christophe, elle prit le nom qu’elle a depuis conservé. C’est aussi en mémoire du père de Colomb que la république espagnole de Saint-Domingue s’appelle République dominicaine.
  3. Un passage du journal le Patriote mérite d’être cité à ce propos. « Sans nul doute, dit le Patriote, l’est appellera au secours de sa population des immigrations de la race blanche avec leurs capitaux… Il fera plus, et, pour résister à nos tentatives de reprise de possession, il aura recours à l’alliance étrangère. En peu de temps, cette partie du pays nous débordera, tandis que nous serons aux prises avec la formidable question étrangère… Alors l’étranger lui sera favorable, et ne nous fera pas quartier. La nationalité haïtienne sera en risque d’être envahie… Quelque motif, quelques griefs qui aient pu porter la partie de l’est à former un état indépendant, nous ne pouvons accepter l’évènement. A tout prix, il faut que l’intégralité du territoire soit maintenue et que la république haïtienne soit une et indivisible. »