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abandonne la victoire apparente pour suivre la réalité du succès. Il se fraie un passage à travers les obstacles et les intérêts ; il attend, prévoit, coordonne, et ne se repose que sur le champ de bataille, dont il serait resté le maître, s’il avait vécu quinze années de plus.

Ce ministre ne partageait point les colères de Burke, qui s’indignait de tant de froideur. Les hommes d’expédient et de succès sont froids ; ils soumettent au calcul les chances qu’il s’agit pour eux de dominer. Tel était Robert Walpole, tel aussi le second Pitt, que, dans ce recueil même[1], on a nommé, à bien juste titre, le plus grand ministre dont l’Angleterre puisse se vanter. Celui-là n’avait point de colères ; il les excitait partout, et ne les éprouvait jamais. On ne le vit s’émouvoir ni contre Hastings, qu’il abandonna quand il vit le pouvoir compromis par les actes du proconsul anglais, ni contre les jacobins les plus fervens ; il avait trop de calme et d’élévation dans la pensée pour ne pas comprendre la justification naturelle offerte aux excès même de la révolution française. Dès le premier moment, cet homme pénétrant avait découvert ce qu’elle avait de grand et d’inévitable. D’après un aveu singulier, que rapportent les mémoires de sa nièce lady Stanhope, Payne, Godwin, Priestley, ne lui inspiraient ni dégoût, ni dédain, ni fureur ; seulement, il les combattait il les combattait pour le salut de l’institution anglaise qu’il avait reçue en dépôt. « Payne n’est pas un sot, disait-il à sa nièce, et il a peut-être raison ; mais, si je faisais ce qu’il veut, j’aurais demain trois mille bandits sur les bras, et Londres serait incendié. » - Il a peut-être raison ! c’est tout l’homme pratique. Qu’il ait raison ou non, sauvons l’état !

Burke ne le sauvait pas et pouvait le compromettre. Au lieu d’attendre les évènemens comme Pitt, il jetait l’Angleterre, à la tête de l’armée d’attaque, en face de la France furieuse et vengeresse. Pitt lui semblait de glace pour la défense des intérêts aristocratiques, les mêmes, selon lui, que ceux de la nation. Il accusait d’égoïsme les princes d’Allemagne, qui sortaient difficilement de leur repos et s’engageaient avec peine dans une lutte redoutable. Tout en protégeant les catholiques d’Irlande avec un courage et une énergie soutenus, tout en défendant les Polonais dépouillés de leur nationalité, Burke sonne la trompette de la croisade contre cette révolution, qui, selon lui, renverse les bases du droit commun et ramène l’Europe à

  1. Voir le travail de M. de Viel-Casel sur William Pitt, livraisons des 15 avril, 1er mai, 1er  et 15 juin 1845.