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Le 9 février 1790 fut pour la chambre des communes un jour mémorable : on venait d’apprendre la révolte républicaine des gardes-françaises. il y avait là un homme assez débraillé, dont le gilet jaune fané, l’habit bleu orné de boutons de métal, la chemise attachée négligemment, annonçaient qu’il sortait de la taverne, et qu’on l’attendait au jeu. Cet homme se nommait Fox ; son nom remuait l’Angleterre et l’Amérique. Sa tête puissante et sympathique, aux traits mâles et arrondis, empreints d’une énergique bonté, aux yeux pleins d’éclairs ou de larmes, couronnés d’épais sourcils, menaçans comme ceux de Jupiter, enfin une vraie tête de tribun, se levait-elle au milieu du parlement, l’assemblée tressaillait ; le murmure, les imprécations, les acclamations, suivaient ses paroles. Près de lui, un petit personnage, souvent endormi, l’œil aviné, étendu sur son banc, élégant et négligé dans son costume, s’éveillait de temps à autre pour lancer une épigramme ; ses amis le tiraient par la basque pour l’empêcher de compromettre leur parti ; il ne se souciait pas de leur colère, et continuait, au milieu des rires, des rappels à l’ordre et des applaudissemens ; puis il se rendormait ou allait boire. C’était Sheridan. Ce soir-là, il ne dormait pas ; la France se chargeait de tenir l’Europe éveillée. Il avait les yeux constamment fixés sur un personnage d’une physionomie lourde et singulière, portant une petite perruque ronde et de petites lunettes rondes, semblable à un pasteur campagnard de l’église anglicane. Ordinairement, quand celui-ci tirait de sa poche un volumineux rouleau de papiers, la plupart des membres sortaient bruyamment pour aller dîner, en disant : « C’est Burke qui fait son discours. » On aimait beaucoup mieux le lire que l’entendre ; il n’avait ni majesté, ni grace ; la monotonie aigu de sa voix blessait l’oreille. Les résumés profonds, les résultats complets, les ardentes hyperboles, étaient sa propriété particulière. Ce jour-là, aucun rouleau n’était dans sa main, et il regardait fixement Pitt, le jeune ministre,mince et svelte, au front proéminent, à l’œil clair et limpide, aux traits aiguisés, à la physionomie d’acier, exprimant la sagacité, le dédain, le calcul, la persévérance. Son sang-froid et son habileté avaient forgé l’éloquence propre à son combat, une éloquence polie, solide, brillante, impénétrable. Sans essayer d’émouvoir, il affectait la simplicité, faisait parler l’utilité, invoquait l’intérêt, dissipait les doutes, réfutait les faits, présentait des preuves, et, lorsqu’il avait amené les esprits dans la sphère de la pure logique, au-delà des passions irritées, il lançait ses flèches, appelait à son aide la dialectique, enlaçait l’ennemi,