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de goût pour son puritanisme grandiose, et le vieux roi ne désirait point rapprocher de lui le whig de 1688. Je doute aussi que ses éloquentes paroles contre les extorsions de Hastings aient plu à la compagnie des Indes, et que les fonctionnaires anglais lui aient su un gré infini d’avoir écourté de quelques millions leur prélèvement sur les caisses de l’état. Disons-le bien vite, en passant et sans tirer à conséquence, et tâchons que les dépravés ou les habiles ne profitent pas trop de l’aveu : moraliste, orateur, écrivain supérieur, Burke fut beaucoup dans son époque ; homme d’état, il ne fut rien.

C’est une belle vie après tout, et qui vaut mieux peut-être que la plus opulente ou la plus brillamment couronnée de ces succès politiques, que Burke n’a jamais remportés. Autour de lui se groupent tous les hommes purs, sincères, honnêtes. Les amis du fermier de Beaconsfield sont le savant William Jones, cet homme d’esprit qui a voulu être orientaliste ; Wilberforce, qui aimait l’humanité avec passion ; le délicat et doux Romilly ; Joshua Reynolds, grand coloriste, esprit naïf et vif ; Barry, le peintre ; Crabbe, qui devait à Burke la vie et la gloire. Ces souvenirs forment une couronne lumineuse autour de la tête de Burke. Les études solitaires de sa jeunesse et la longue virginité de cette ame austère avaient préparé la maturité féconde du philosophe.

Il y avait certes un peu de lassitude et de découragement dans l’ame de Burke, lorsque la révolution française s’annonça. Il avait marché de désappointement en désappointement ; le whiggisme de 1688 perdait à chaque pas du terrain ; ses succès d’orateur n’avaient ni maintenu le pouvoir dans les mains de ses amis, ni foudroyé Hastings, qui, amnistié par ses juges, nommé par le roi membre de son conseil, allait s’ensevelir avec une pension du trésor dans son château de Worcestershire. Et maintenant l’utopie républicaine lève la tête en France ; elle menace de détruire et d’effacer de l’Europe ces grandes familles, ou, comme il le disait lui-même dès 1760, « ces grands chênes protecteurs, dont l’ombre couvre le sol et l’embellit en le fertilisant ! » L’Angleterre ne manquait pas d’élémens démocratiques. Allait-elle suivre l’exemple de la France ? Tout était-il perdu à jamais ? Devait-il renoncer à toutes ses espérances et condamner, comme des chimères, les théories de sa vie entière ?

Lord Brougham dit avec justesse que la haine de Burke contre la révolution fut une frénésie. Dans le quatrième volume de cette correspondance, on la voit s’élever par degrés jusqu’aux derniers paroxismes.