Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/651

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec eux, combat leurs griefs, et rentre chez lui, parfaitement tranquille, pour consoler et calmer sa femme, qui mettait déjà de côté ce qu’elle avait de précieux, et regardait sa maison comme détruite[1]. Ce tissu de faits généreux et nobles sert de fond, dans la vie de Burke, à une éloquence splendide et à des labeurs persévérans. Je ne crois pas que cet élève des quakers ait négligé une occasion de bienfaisance. Un soir que la séance du parlement s’était prolongée fort tard, il trouva chez lui un rouleau de papier et une lettre ; le rouleau contenait le manuscrit d’un poème bizarre, et la lettre venait d’un apothicaire ruiné. Burke, avec cette conscience qu’il portait dans tout, examina les vers et la prose, et, devinant un écrivain original et un esprit distingué, fit venir cet homme, et le pria de lui raconter son histoire. Notre poète avait, deux jours auparavant, fermé sa boutique, et traversé Londres sans un écu dans sa poche, ne sachant trop s’il n’en finirait pas avec la vie, dont il n’avait point à se louer ; la nuit tombée, il s’était trouvé sur le pont de Westminster, non loin de la chapelle de Saint-Étienne et de la chambre des communes. Comme il prêtait l’oreille au cri lointain des vendeurs de journaux et au bruit sombre des vagues qui se poussaient sous les arches funèbres, où tant de cadavre de suicidés ont roulé, il s’approcha du parapet. C’était une imagination triste et amère qui se plaisait à de tels spectacles que celle du promeneur nocturne ; il avait dans sa poche un poème satirique sur les mœurs des classes qu’il avait pratiquées et connues. Dans cet instant, le nom d’Edmond Burke, l’honneur de l’Angleterre, hurlé par un crieur, vint frapper son oreille, et l’idée de recourir à cet homme célèbre naquit dans son esprit. Il se hâta de porter son manuscrit chez Burke avec une lettre fort simple. Recommandé par ce dernier au duc de Rutland, pourvu d’une petite pension, et plus tard d’un petit bénéfice, quand il se fut consacré à la vie ecclésiastique, Crabbe, c’était son nom, fut sauvé par Burke, devint l’ami de Walter Scott, et put développer un talent que la célébrité couronna bientôt.

Vers cette époque, Burke écrivait à l’un de ses amis : « Je déteste nos mœurs modernes et cette fumée de Londres, et toutes nos habitudes mesquines[2] » ! Que vous êtres heureux de vous asseoir, à Rome, sous l’ombre du Colysée et des grandes vertus antiques ! » Cet enthousiasme moral et cette ardeur d’imagination, qui l’avaient

  1. Tome III, p. 62.
  2. Ibid., p. 180.