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ceux qui, dans la jeunesse, n’ont pas, comme Napoléon, Burke et Dante, poursuivi l’immense idéal, qui n’ont jamais été aux prises avec la folie de la sagesse et celle de l’espérance, qui n’ont pas désiré plus, voulu plus, espéré mieux que ce monde ne peut donner ; ceux-là, injustes, prennent en pitié les ames impatientes des limites et du réel. Burke l’idéaliste offre une étude psychologique qui ne se reproduira peut-être jamais ; il a porté dans un monde les qualités du monde opposé, dans le royaume des faits la poésie, dans le domaine positif la théorie exaltée ; c’est ce caractère propre qui le détache et le distingue, c’est sa parure, son honneur, — et aussi sa faiblesse.

On le destine à la profession paternelle ; la Bible, Homère, Tacite, Thucydide, lui plaisent bien davantage. Il les étudie, non pas avec patience, mais comme il le dit lui-même, « avec fureur[1]. Il passe de la fièvre poétique à la fièvre oratoire ; l’ardeur de la jeunesse se concentre dans sa pensée, et s’exalte encore de sa sobriété chaste et de sa sévérité puritaine. Les longues préparations de cette vie politique et littéraire, qui durent jusqu’à l’époque de ses relations avec Rockingham, sont marquées par mille indices de prudence personnelle, d’activité intellectuelle et d’ardeur bien réglée. Entre vingt-cinq et vingt-huit ans, faisant ses études de droit à Londres, il va passer à la campagne tout le temps dont il peut disposer ; solitaire et tour à tour habitant des petits villages de Turlaine, de Marstoke et des hameaux les plus obscurs, il y apporte ses livres, il y reste profondément caché. On voit bien que c’est un de ces esprits rares et contenus dans leur impétuosité secrète, friands de solitude et de liberté rêveuse, à qui leur imagination suffit comme foyer et comme clarté : — le vrai tempérament du poète. Rien n’est plus intéressant que cette lettre[2] où il décrit la curiosité des gens de village : « Est-ce un contrebandier, un auteur, un mauvais sujet qui se cache, un espion de l’Espagne ? il ne ressemble à personne. » Et là-dessus, préludant à la vive sagacité du philosophe qui ne le quittera plus, il déclare que le plus grand crime aux yeux des hommes, c’est de ne pas leur ressembler. Aussi se hâte-t-il de rejeter cette habitude rêveuse et d’abjurer cette volupté trop attirante de la solitude. Il a besoin des hommes ; il le sait, il le sent, et leur estime, qui s’acquiert à si peu de frais, se perd si aisément !

Ce fut pendant cette première époque solitaire, de sa vie qu’il prépara

  1. Tome I, p. 21
  2. Ibid., p. 27.