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possédais vingt ou trente mille de ces petites pièces, comme on serait heureux ici ! Je ferais réparer le château ; nous aurions tous des habits neufs à chaque saison. Les greniers seraient remplis de bonnes provisions…. On ne serait jamais inquiet pour le lendemain ; on pourrait donner quelque chose aux pauvres, et je n’entrerais pas au couvent… mais je n’ai rien, rien… et je ne peux pas travailler pour gagner ma vie… Il faut que j’aille là où la miséricorde du bon Dieu me fait trouver le pain et le vêtement.

Elle ouvrit la bourse, et fit glisser sur sa main la monnaie qu’elle contenait ; puis, la resserrant après l’avoir considérée, elle ajouta avec amertume : — Qu’est-ce que cela pour les nécessités qu’il y a ici ? c’est comme la goutte d’eau qui tombe sur une terre calcinée…. Si cet argent était à moi, je ne le dépenserais pas, je le jetterais au premier pauvre qui s’arrêterait à la porte du château. — L’horloge sonna neuf heures en ce moment. Agathe jugea qu’il était temps de descendre. Elle était trop fière et trop bien élevée pour avoir seulement la pensée d’aller toute seule trouver les marchands colporteurs, et, passant dans la chambre où dormaient les enfans, elle réveilla doucement l’aînée, qui était sa filleule et sa favorite. La petite fille fut bientôt prête ; sa tante la prit par la main, et toutes deux descendirent à pas de loup.

La salle où s’étaient réfugiés les marchands était une vaste pièce qui avait conservé quelques traces de sa destination primitive. Sans doute elle avait vu jadis de splendides et joyeux festins ; l’on apercevait encore çà et là sur les panneaux des cornes d’abondance enlacées à des guirlandes de roses, et des têtes de satyres riaient jusqu’aux oreilles à chaque coin de la haute cheminée, dont le chambranle était orné d’une figure de Bacchus sculptée en plein relief au milieu de la foule d’attributs qui caractérisent le dieu des buveurs. Mais il n’y avait plus trace d’ameublement dans cette salle à manger abandonnée depuis un siècle ; la mousse qui verdissait les pavés de marbre remplaçait les tapis, et les araignées filaient d’impalpables rideaux devant les fenêtres à moitié brisées. Les hôtes temporaires de ce séjour délabré s’y étaient arrangés avec l’industrie particulière aux gens sujets à entreprendre de longs et incommodes voyages. Ils avaient improvisé une espèce de mobilier avec leurs effets ; deux malles rapprochées et recouvertes d’un tapis servaient de table ; des ballots remplaçaient les sièges, et une de ces grosses lanternes de toile que les rouliers suspendent la nuit au timon de leur charrette éclairait suffisamment la salle.