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sa noblesse : sept jeunes Colobrières se firent moines ou entrèrent au service du roi, et cinq filles prirent l’habit de l’ordre de Notre-Dame de la Miséricorde, où l’on recevait sans dot les demoiselles de qualité. D’une si nombreuse famille, il ne resta plus enfin au château que les derniers nés, un fils et une fille, que le baron appelait en soupirant les appuis de sa vieillesse.

Gaston de Colobrières, ou, comme disaient les gens du pays, le cadet de Colobrières, était un beau jeune homme de vingt-cinq ans, hardi chasseur, fier et farouche au point de détourner la vue quand il rencontrait sur son chemin quelque fillette. Cet Hippolyte campagnard parcourait continuellement, son fusil sur l’épaule, les terres de la baronnie, lesquelles n’étaient fertiles qu’en gibier. Ce mode d’exploitation lui réussissait heureusement, car, sans la pièce de gibier qu’il apportait chaque jour au logis, les habitans de Colobrières auraient souvent mangé du pain sec, ou à peu près, à leurs quatre repas.

La dernière fille du baron. Mlle Anastasie, était une belle brune au regard mélancolique, au teint pâle. Elle avait de magnifiques cheveux noirs, des yeux dont la sombre prunelle chatoyait entre de longs cils relevés en pinceau ; elle avait de petites mains étroites et fines, une bouche rose qui laissait voir au moindre sourire des dents d’une blancheur nacrée. Pourtant le petit monde qui l’environnait ne s’était jamais avisé de la trouver jolie. Le dimanche, quand elle allait entendre la messe au village voisin, les manans la regardaient passer sans aucune admiration. Son père convenait bien qu’elle avait un certain air qui faisait reconnaître la demoiselle de qualité, mais sa mère observait avec tristesse cette brune pâleur de bohémienne qui la ternissait en quelque sorte ; la bonne dame l’eût mieux aimée d’une fraîcheur bien fleurie ; elle-même ne se doutait pas de sa beauté, et n’avait jamais conçu, en face de son miroir, la plus légère pensée d’orgueil ou de coquetterie.

La vie qu’on menait au château de Colobrières était tout-à-fait étroite et monotone. Les gentillâtres du voisinage ne frayaient pas avec le baron, qui ne se souciait pas de les avoir pour témoins de sa fière pauvreté. Toutes les relations se bornaient aux visites hebdomadaires d’un bon prêtre, qui desservait depuis quelque trente ans la cure d’un village peu éloigné de Colobrières. Jadis les seigneurs de Colobrières avaient eu des pages et des écuyers, il y avait même une des salles du château qu’on appelait encore la salle des gardes ; mais, à cette époque de décadence, toute la domesticité se réduisait à un