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culte de la patrie ! il est si doux de chanter les généreux enfans du pays où l’on est né, et de les défendre au jour du péril ! Je m’empresse de relire les vers de M. Dingelstedt sur les frères Grimm, sur Jordan, et les éloquens tercets inspirés par la tombe de Chamisso.

De cette première partie du recueil à la seconde, la transition est toute naturelle. Le poète a souffert dans son pays ; eh bien ! qu’il parte, qu’il visite les contrées étrangères, qu’il sache si la vie est plus douce sous un autre ciel, et la liberté plus facile. Il y a quelques années, dans les Chants du Veilleur de nuit, quand M. Dingelstedt descendait du haut de la tour et partait pour ses pèlerinages, il était conduit par une muse irritée ; aujourd’hui, il est disposé plutôt à une mélancolique indulgence. Son ardeur un peu désabusée ne demande plus si impérieusement l’impossible idéal que rêvait son ame, et dans ses tableaux de France et d’Angleterre, produits d’une pensée plus calme, on sent déjà les joies paisibles qu’il se prépare au retour. Voici une petite pièce naïve, d’une ironie douce, inoffensive, qui marque bien ce léger désabusement du poète. Il vient de partir, il va entrer en France. Est-ce la France qui possède le plus de liberté ? est-ce l’Allemagne ? A cette question, le poète, si je le comprends bien, n’est pas très empressé de répondre, et il se distrait par ses doutes malicieux. C’est un rheinlied, un chant du Rhin. Le rheinlied est chez les Allemands un sujet fort en vogue, une matière à dithyrambes ; depuis M. Freiligrath jusqu’à M. Nicolas Becker, chacun a fait le sien ; que de strophes bruyantes, que d’emphase ! Celui-ci par son originalité railleuse est à la fois une critique aimable et l’expression pensée sceptique du poète. Un jeune ouvrier compagnon passe sur le pont de Kehl ; il s’arrête à voir couler l’eau, et c’est lui qui parle ainsi :


« Sur le pont de Kehl, je m’arrête, oui, je m’arrête, et je ne sais moi-même ce que je veux ; non, je ne sais ce que je veux.

« Irai-je en avant ? en arrière ? De quel côté serai-je le mieux ? de quel côté est le bonheur ? Ah ! c’est là, dans le Rhin, au beau milieu du Rhin.

« Le bonheur ! c’est le Rhin qui le possède, je l’ai pensé bien souvent ; il marche, il court, sans soucis, chaque jour plus loin, plus loin chaque nuit.

« Par-dessus les rochers, par-dessus les troncs d’arbres, libre et joyeux, il s’enfuit ; à droite, il sert de miroir aux habits bleus, à gauche aux pantalons garance.

« Ces habits-là et ces pantalons, vraiment je ne les aime guère ; Français, Allemands, ni les uns ni les autres ne me conviennent.

« J’aimerais mieux demeurer ici, au milieu du pont… »


Ce doute pourtant ne l’empêche pas de saluer en de beaux vers la