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grêle de gaietés malicieuses, acérées ! que d’amusement ! Nous ne savons en vérité pourquoi M. de Loménie a l’air de douter de l’authenticité de certains mots que nous avons cités. Ces propos piquans et familiers de Benjamin Constant sont aussi inséparables de l’esprit et du caractère de l’homme, que le peuvent être, par exemple, les mots de M. Royer-Collard dans un sens si différent. Quand un personnage public passe sa vie dans le monde et dans les salons, ce qu’il y dit soir et matin est tout aussi authentique que le discours écrit qu’il apporte une fois par mois à la tribune. Et surtout, si la différence entre ce qu’il dit comme causeur et ce qu’il professe comme orateur est frappante, on ne saurait s’empêcher de le remarquer.

La différence entre ces deux rôles chez Benjamin Constant passait même le contraste, et allait d’ordinaire jusqu’à la contradiction. L’orateur était solennel de geste, de chevelure ; il avait l’accent généreux, et revendiquait les droits du genre humain. Lui qui, comme homme, s’en prenait si volontiers à une fatalité désastreuse, il était l’avocat le plus intrépide et le moins hésitant de toute liberté publique ; une fois à la Minerve ou à la tribune, il croyait et il disait qu’en laissant beaucoup faire aux hommes, aux individus dans la société, il en résulterait le plus grand bien, la plus grande justice, et la meilleure conduite de l’ensemble. Au moment où il parlait de la sorte, il était sincère, ou il se le persuadait ; son esprit, constamment nourri, à travers tout, d’études sérieuses, avait puisé ses premiers instincts politiques dans l’exemple des États-Unis d’Amérique et dans les institutions, de l’Angleterre. Il avait compris de bonne heure que la société moderne ne serait pas satisfaite en son mouvement de révolution avant d’avoir appliqué en toute matière le principe de liberté ; il se rattacha à cette idée, et, à part les inconséquences personnelles, il en demeura le fidèle organe. C’est là son honneur. Quand son esprit rentrait dans cette large sphère de discussion et qu’il échappait à ses misères intestines, il retrouvait vigueur, netteté, et une sérénité incontestable ; son talent facile se déployait. Mais l’homme public en lui ne put jamais, à l’image de certains politiques célèbres de la Grande-Bretagne, se dégager, s’affermir, et prendre assez le dessus pour recouvrir les faiblesses et les disparates de l’autre. A un certain degré, cette mêlée, cette lutte de diverses natures en une seule, aurait pu paraître intéressante, et elle a certainement paru telle à quelques personnes qui l’ont connu ; je sais une femme distinguée qui a écrit : « On sent dans Benjamin Constant un besoin d’être aimé, dirigé, soigné, qui charme à côté de si grandes facilités… » Pourtant, à moins d’être femme