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échouaient en quelques mains étrangères, cela donnerait le coup de grace à ma mourante réputation… »

Je n’avais pas jugé utile dans le premier travail de faire entrer ce fragment, qui en dit plus que nous ne voulons, qui en dit trop, car certainement Benjamin Constant valait infiniment mieux que la réputation qu’il s’était faite alors ; mais enfin il se l’était faite, comme lui-même il en convient : étais-je donc si en erreur et si loin du compte quand j’insistais sur certains traits avec précaution, avec discrétion ?

Ce singulier fragment nous apprend bien des choses, et d’abord qu’il ne faudrait pas absolument se fier aux lettres d’amour qu’il écrivait, pour y trouver l’expression toute vraie de sa pensée ; car enfin ce qu’il appelle ici du tendre galimatias pourrait bien, si on le retrouvait sans commentaire, paraître tout simplement de la tendresse exaltée. En général, il ne faut jamais croire aux correspondances que dans une certaine mesure, car on se modèle toujours, à quelques égards, sur la personne à laquelle on écrit. Tout homme d’esprit, d’esprit rompu et mobile, quand il prend la plume pour correspondre, est un peu comme Alcibiade, et revêt plus ou moins les nuances de la personne à laquelle il s’adresse. Qu’est-ce donc si le désir est en jeu et si l’on veut plaire ? Avec Mme de Charrière, sur laquelle il n’avait nul dessein pareil, et qui l’avait recueilli malade, qui l’avait soigné et guéri chez elle, Benjamin se montre sans gêne et dans un complet déshabillé[1] ; avec d’autres, ou princesses ou bergères, il sera tout le contraire du déshabillé, il se jettera (et plus sincèrement qu’il ne le dit) dans les nuages, dans l’encens, dans la quintessence allemande sentimentale. Avec la noble personne dont la beauté ne se sépara point des graces décentes, il saura trouver les délicatesses exquises, tout en s’efforçant d’attendrir chez elle et d’appitoyer la clémence. Avec Mme de Krüdner, il fut en vapeurs mystiques, en confession et presque en oraison permanente. Si jamais on publie ses lettres à cette Julie Talma dont il a tracé un si charmant portrait, je suis certain qu’elles seront charmantes elles-mêmes, et ici elles pourraient avoir, sans mentir en rien, les couleurs de l’attachement continu et du dévouement. Avec ses amis hommes, il sera, dès qu’il le pourra, un honnête homme malheureux et presque attachant : tel il se dessinerait, je suis sûr, dans

  1. Cette femme aimable lui disait un jour avec un sourire triste, en le voyant devenir muscadin : “Benjamin, vous faites votre toilette, vous ne m’aimez plus ! »