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sert à juger aussi les qualités de jeunesse et le degré de conservation de celui qui se donne licence.

Durant les années de séjour à Brunswick et vers le mois de janvier 1793, Benjamin Constant avait fait la connaissance d’une femme dès-lors mariée, et qu’il devait retrouver plus tard dans la vie. Cette personne était en train de poursuivre son propre divorce, tandis que Benjamin, de son côté, accomplissait le sien. On était alors par toute l’Europe dans une effervescence sociale et morale qui n’a d’analogue qu’en certaines époques romaines : « Les femmes de haut lieu et de grand nom, disait Sénèque, comptent leurs années non par les consulats, mais par les mariages ; elles divorcent pour se marier, elles se marient pour divorcer[1]. » Benjamin, dans ses lettres à Mme de Charrière, dans celles de la fin sur lesquelles nous n’avons fait que courir, parle fréquemment de cette femme et de plusieurs autres encore ; suivant son incurable usage, il ne pouvait s’empêcher de persifler, de plaisanter de l’une ou des unes avec l’autre. Par momens il lui venait bien quelques petits scrupules de tout ce manége compliqué, dans lequel il pouvait sembler jouer un rôle si peu digne et de son esprit et même de son cœur ; un jour donc, il écrivit à Mme de Charrière une lettre dont je n’ai gardé que l’extrait suivant, l’original est aux mains de M. Gaullieur :


Ce 6 fructidor (probablement 1795).

« … Votre dernière lettre m’a donné de grands scrupules relativement à C… Je trouve que je suis avec cette femme sur un pied qui jette sur ma conduite, à mes propres yeux, un air de fausseté, de perfidie et d’ingratitude qui me pèse. Pendant que je me moque d’elle avec vous, je lui écris, de temps en temps, par honnêteté, de tendres ou pompeux galimatias, et, si quelqu’un comparait mes lettres à elle avec mes lettres sur elle, on me regarderait avec raison comme un fou méchant et faux. Il faut, ou ne plus avoir de relation avec elle, ou ne plus me moquer d’elle ni avec vous, ni avec personne. Or, comme il ne me plait pas de rompre, il ne me reste que le dernier parti à prendre. Je vous prie donc, et je crois que j’ai presque un droit de le demander, de brûler ce que je vous ai écrit sur elle. Je suis, grace à mon bavardage sur moi-même, tellement décrié que je n’ai pas besoin de l’être plus ; et si mes lettres, qui nagent dans vos appartemens,

  1. De Beneficiis,III, 16.