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que rencontre le jeune homme, influence balancée, il est vrai, par l’excès d’analyse et par la nature aride de certaines doctrines ? N’ai-je pas fait apprécier plus tard ce je ne sais quel ennoblissement soudain, au moins de ton et d’intention, qu’il dut sensiblement, dès le premier jour, à l’ascendant de Mme de Staël ? — Mais entre tous mes torts de détail, pour couper court, je choisirai l’un de ceux que M. de Loménie me reproche le plus, et sur lequel il s’égaie vraiment un peu trop. Parlant des romans de Rétif, Benjamin Constant écrivait : « Il (le romancier) met trop d’importance aux petites choses. On croirait, quand il vous parle du bonheur conjugal et de la dignité d’un mari, que ce sont des choses on ne peut pas plus sérieuses, et qui doivent nous occuper éternellement. Pauvres petits insectes ! qu’est-ce que le bonheur ou la dignité ? » Et sur ce dernier mot je me suis permis d’ajouter que c’était là une fatale parole, quand on la prononçait à vingt ans, et qu’on courait risque de ne s’en guérir jamais. Selon M. de Loménie, il n’est pas un Grandisson de vingt ans qui n’ait dit de telles choses. Mais il semble vraiment n’avoir pas bien lu. Qu’un jeune homme dise : Qu’est-ce que le bonheur ? il n’y a rien là-dedans de bien rare ni de bien alarmant. Ce qui l’est davantage, c’est qu’il ajoute : le bonheur ou la DIGNITÉ ! Ceci devient plus sérieux. La jeunesse ne saurait être trop à cheval sur ce chapitre de la dignité ; il est trop aisé, plus tard, d’en rabattre. Un excès de délicatesse est de rigueur, surtout à cet âge. Benjamin Constant n’éprouva que trop les inconvéniens de n’avoir pas de bonne heure pensé ainsi.

Et tout d’abord, par exemple, sans sortir de cette relation même avec M de Charrière, il y avait un mari, très peu gênant et très peu visible, comme la plupart des maris, pourtant il y en avait un, bon homme, obligeant ; on voit, par une lettre de Benjamin, que celui-ci lui avait emprunté quelque argent à son départ pour Brunswick et qu’il devait lui envoyer un billet ; rien de plus simple ; mais, si on lit des lettres de Mme de Charrière à Benjamin Constant publiées depuis, on y trouve ce passage[1] : « … Vous fâcherez-vous, sire, si je vous demande encore le billet que M. de Ch. m’avait chargée, il y a quelques mois, de vous demander ? un billet en peu de mots, pur et simple ? Vous ne sauriez croire ce que je souffre, quand il me semble que vous n’êtes pas en règle avec les gens que je vois. Ils ont beau ne rien dire, je les entends. » Avec un scrupule un peu plus marqué à l’endroit de la dignité,

  1. Dans le volume intitulé : Calliste, ou Lettres de Lausanne, chez Jules Labitte, Paris, 1845, page 321.